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dangereux. Cependant on en a déclaré l’orthodoxie irréprochable, ce qui veut dire que chez mes juges la conscience du chrétien ne pouvait s’empêcher d’admettre ce que la prudence des fonctionnaires publics et des membres d’un corps constitué défendait de sanctionner, » — « Voir une vérité, c’est être obligé de la dire, » écrivait encore Proudhon, proposition qui est l’inverse de celle qu’on attribue à Fontenelle. Partant de cette maxime de franchise absolue, et plus encore sans doute cédant à sa fougue, il ira, on n’en peut douter dès lors, jusqu’au bout de sa logique et aux dernières extrémités de son humeur.

Tout le poussait dans cette voie extrême, et qui eût pu l’y retenir ? Ce n’était pas sans doute l’excellent et judicieux M. Droz, son compatriote, que l’académie de Besançon lui avait donné pour tuteur, car, — chose singulière et qui fait sourire, — le pensionnaire de cette académie avait un tuteur délégué par elle, et M. Droz avait reçu cette tâche, infiniment peu commode, de tenir Proudhon en laisse. Comment n’y aurait-il pas perdu ses frais de sagesse sermonneuse et ses remontrances un peu solennelles ? Loin de refréner le moins discipliné des pupilles, de telles exhortations ne pouvaient que l’impatienter, l’aiguillonner en sens contraire. Peut-être de bonnes âmes trouveront-elles pourtant que M. Sainte-Beuve y met plus de malice qu’on ne voudrait en se moquant un peu de cet homme honnête et de mérite, dont la figure, en entendant de telles énormités, « devenait encore plus longue qu’à l’ordinaire. » En vérité, de tels paradoxes pouvaient allonger bien d’autres figures, et ils produisirent le même effet sur le philosophe Jouffroy, que Proudhon cessa également de fréquenter. Le voilà donc à Paris, isolé, gêné, vivant d’une vie chaste et austère, éloignée de toute distraction et de tout plaisir, avec sa pensée qui fermente, livré comme une proie à ses études ardentes et aux réflexions qui en naissent, et ne tenant à la vie réelle que par les soucis que lui cause l’état embarrassé de son imprimerie. Il fréquentait des républicains, des adeptes du socialisme, qui était déjà fort en vue, surtout sous la forme phalanstérienne représentée par des journaux comme la Phalange, la Démocratie pacifique. Il n’avait plus même ce dernier frein modérateur que lui faisaient sentir des amis, eux-mêmes d’opinions avancées, mais allant moins loin et plus circonspects dans leur conduite. Ackermann était parti pour Berlin. Bergmann, à qui il portait une de ces fortes et tendres affections dont il faut faire honneur à sa nature morale, Bergmann, dont il disait qu’il « aurait voulu vivre et mourir avec lui, » était éloigné aussi. Et puis il était en ce moment si pauvre qu’il ménageait les lettres « à cause du prix du port. » Il y revient souvent à cette malheureuse réserve, même en écrivant à son père et à sa mère. Il