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ne pouvons que renvoyer aux explications de Proudhon lui-même. Il appelle divine toute la partie passive, instinctive de notre nature. Il y rapporte les préjugés, les superstitions, les aveugles prestiges, le culte et les œuvres de la force, la passion et tout son misérable cortège. Tout le mal en vient, d’où cette formule : Dieu, c’est le mal ! L’élément actif et réfléchi constitue l’homme par opposition. A lui de vaincre le mal et l’erreur ; c’est l’œuvre de la science et de la civilisation. De quelque façon qu’on traite une telle aberration, on ne peut pas l’omettre ; elle ôte le caractère de simple fantaisie à ses attaques contre l’idée divine. C’est plus et pis que cela. Il faut voir ici une date dans l’histoire du socialisme. Il apparaissait presque toujours jusqu’alors enveloppé d’un nuage de religiosité ; Proudhon lui imprime un caractère résolument impie, il en fait une déclaration de guerre à l’essence même de l’esprit religieux, qu’il regarde comme une erreur fondamentale et monstrueuse, au fond comme la principale cause de presque toutes les autres erreurs qu’elle consacre. Si une si étrange conception méritait qu’on lui opposât les grands noms de la métaphysique, nous remarquerions qu’elle est l’antipode de celle d’Aristote faisant graviter le monde vers Dieu, centre immobile, intelligence qui se pense elle-même, et, par l’attraction qu’il exerce sur l’univers, auteur de tous les progrès. C’est non moins visiblement le contraire de la théorie platonicienne, qui fait de la ressemblance à Dieu le type de toute perfection. Ici Dieu, s’il existe, ajoute Proudhon, est donné comme l’obstacle même au développement des facultés et puissances humaines. On prétendrait en vain que de tels rêves n’ont après tout qu’un caractère spéculatif. Ils exercent sur les âmes une influence désastreuse, et, avidement saisis par les passions les plus grossières et les plus violentes, qui leur donnent la moins raffinée des interprétations, ils se traduisent dans la pratique d’une manière brutale et sanglante.

La vie de Proudhon, dans la biographie que lui a consacrée M. Sainte-Beuve, s’arrête en 1848. L’illustre critique en méditait une seconde partie. Eût-il appliqué le même degré d’indulgence au journaliste du Représentant du peuple ? Se fût-il engagé dans l’appréciation des questions sociales et économiques, traitées alors par Proudhon sous la forme d’une assidue et brûlante polémique ? Il cite dans le livre publié des lettres d’une date postérieure à 1848, et on voit au commentaire que le ton du critique n’a pas cessé d’être bienveillant, même affectueux. Une de ces lettres, adressée à M. Bergmann et datée de 1854, est par lui qualifiée « d’admirable ; » on peut la trouver telle par le côté moral et domestique, par un excellent passage sur la paternité et le mariage. Proudhon était entré en relation à l’assemblée constituante avec le prince Napoléon.