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à se concentrer tantôt sur un vague idéal, tantôt sur le but ordinaire des aspirations féminines, fut tour à tour désapprouvée comme une extravagance ou condamnée comme un égarement. Quelques-uns comprennent néanmoins que ces existences dévoyées ont leur source dans l’infinie, dans l’incommode variété des organisations féminines ici-bas. S’il était possible de dire au juste où s’arrête la compétence de leur sexe, le lot social des femmes pourrait être déterminé avec une exactitude scientifique ; mais les différences entre elles sont bien plus grandes qu’on ne pourrait le supposer d’après la similitude de leur coiffure et des historiettes d’amour à la mode en prose et en vers. Çà et là, il arrive qu’un cygne naisse et se développe péniblement, fourvoyé parmi les canetons de la mare boueuse, sans parvenir à regagner jamais les eaux vives et la compagnie de ses pareils. Çà et là languit une sainte Thérèse qui n’a rien fondé, dont les soupirs après le bien inaccessible se perdent aux vents, dont les efforts inconnus se brisent contre les obstacles au lieu de se concentrer dans une œuvre durable. »

Ces lignes, qui, placées en tête du dernier ouvrage de George Eliot, annonçaient l’étude d’une de ces âmes extrêmes que sa plume s’était jusqu’ici refusée à peindre, étaient pleines de promesses. Il semblait que le romancier féminin qui a déjà signé d’un pseudonyme célèbre plusieurs œuvres remarquables par la vigueur du style et l’observation profonde des caractères allait abjurer le système qu’on lui a si souvent reproché, système qui consiste à éviter obstinément l’exception, à chercher le vrai dans la foule, non pas seulement avec l’incessante préoccupation de faire ressortir la beauté des choses ordinaires de la vie, mais encore avec une hostilité déclarée contre ce qui peut ressembler à l’héroïsme, à l’idéal. Si l’homme de tous les jours, encadré dans toute sorte de misères et de vulgarités détaillées au microscope, s’était imposé à notre intérêt sous le nom d’Adam Bede, un chef-d’œuvre de réalisme sans grossièreté, il peut être dangereux d’exagérer certaines qualités. Dans les œuvres suivantes de l’auteur d’Adam Bede, l’étude de la vérité réaliste a plus d’une fois étouffé la passion ; l’analyse fine et consciencieuse est devenue fatigante et prolixe, l’impartialité toujours un peu hautaine avec laquelle étaient présentées les faiblesses comme les mérites de chacun a fini par rendre le lecteur indiffèrent au sort de personnages qu’on ne se mettait pas en peine de lui faire haïr ou aimer.

Enfin George Eliot faisait donc pressentir qu’il allait sortir des généralités avec un portrait de sainte Thérèse moderne et protestante, qui, dans la galerie que nous connaissions, devait produire l’effet d’une figure de Raphaël égarée parmi ces portraits flamands ou