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auteur n’est pas de satisfaire, qu’il ne veut qu’attacher, et que ce n’est pas la faute de son œuvre si elle nous laisse, comme la vie elle-même, tristes et affamés. Fort bien ! mais nous en reviendrons toujours à ceci : l’art doit-il donc être la reproduction exacte et servile de la vie ?

Trois romans sont réunis dans Middlemarch, et un seul nous présente des gens heureux, ceux qui ont attendu le moins de la destinée, Fred Vincy et Mary Garth. Tout petits, ils se sont fiancés, un vieil anneau de parapluie leur tenant lieu de bague nuptiale ; ils ont grandi sans aucune illusion sur le mérite l’un de l’autre, unis par une tendresse clairvoyante et solide, presque maternelle chez Mary, et que les épreuves ont fortifiée. Fred et Mary sont des amans de l’école de Philémon et Baucis. Ils ne sont pas partis avec un brillant bagage d’espérances et d’enthousiasmes, quitte à tomber au milieu du chemin, faute de patience l’un envers l’autre et envers le monde ; ils ont compris que le mariage est un grave commencement, — que, si Adam et Eve passèrent leur lune de miel dans le paradis, ils eurent leur premier-né parmi les épines et l’aridité du désert. La main de Mary a été le prix de la conversion de Fred ; cet étourdi, dont sa famille prétendait faire un prêtre et qui avait les goûts d’un gentleman, bien que faute de vertu et faute d’argent il fût impropre aux deux rôles, devient, sagement gouverné par sa ménagère, un cultivateur modèle, un excellent père de famille. Quand, un peu plus tard, il remercie Mary de l’avoir préféré au vicaire Farebrother, en ajoutant que ce dernier eût été dix fois plus digne d’elle : — C’est vrai, répond la jeune femme, et c’est pourquoi il pouvait mieux se passer de moi. — Elle ne cesse jamais de surveiller Fred comme le plus cher de ses enfans, témoin un joli mot à son père, qui se défend d’être pour elle le meilleur des hommes, voulant laisser ce titre à son mari : — Non pas, les maris sont une classe d’hommes inférieure ; ils ont besoin d’être tenus.

Leur humble bonheur sans exaltation, sans aveuglement, sans ivresse est le seul apparemment qui soit accessible, le seul qu’il faille désirer ; il fait ressortir par l’opposition la destinée manquée des âmes plus exigeantes. Dorothée, après une première et cruelle méprise, ne laisse-t-elle pas absorber dans la vie d’un autre sa vie qui devait être consacrée à l’humanité tout entière ? Lydgate, qui, comme elle, voulait concentrer ses forces dans quelque vaste entreprise utile à ses semblables, ne devient-il pas le jouet et la victime d’une femme sans cœur et sans cervelle, ignorante du mal qu’elle fait, qui brise sa carrière, lui ôte la confiance en lui-même et mérite qu’il l’appelle son basilic, du nom de cette plante des Indes, belle et funeste, qui passe pour s’épanouir merveilleusement sur