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d’autre moyen que de louer à des négocians les quelques navires qui pouvaient encore tenir la mer, à la charge qu’ils en feraient radouber un certain nombre à leurs frais. Les matelots restaient parfois toute une campagne sans recevoir de solde ; quelques capitaines ne se faisaient point scrupule de garder l’argent pendant huit ou dix mois, comme le constate une lettre par laquelle M. d’Infreville demande à Colbert de faire payer manuellement et régulièrement les équipages, ce qui causera, dit-il, mille bénédictions de leur part pour la prospérité de sa majesté. Le patriotisme venait heureusement suppléer à l’insuffisance du budget. Les villes du littoral armaient à leur compte, et, comme la plupart des officiers supérieurs étaient nobles et très souvent riches, beaucoup d’entre eux équipaient des navires et les mettaient à la disposition du roi. Il faut rendre cette justice à l’ancienne noblesse, que, chaque fois qu’il s’agissait de l’honneur et de la défense du pays, elle ne marchandait ni son argent ni son sang ; par malheur elle portait trop souvent dans l’armée navale le même esprit d’indiscipline que dans l’armée de terre. Les gardes marines, recrutées en grande partie de jeunes gentilshommes, provoquaient leurs officiers ; les capitaines dépensaient, sans l’aveu de leurs chefs d’escadre, 10,000 livres pour faire une tente à leur grand canot. On mettait les gardes marines aux fers dans la cale avec de simples matelots, on révoquait les capitaines, mais les exemples les plus sévères ne corrigeaient pas cette noblesse aussi brave qu’entêtée de ses privilèges. Elle se croyait au-dessus des punitions que pouvaient lui infliger des chefs dont quelques-uns étaient ses inférieurs par l’ancienneté de la race, seule distinction qu’elle ait admise parmi ses membres, et plus d’un vaillant marin, déchu de son grade pour cause de désobéissance, se faisait gloire de dire comme le brave colonel de Coëtquen, qui fut cassé à la tête de son régiment, en présence de Louis XIV, pour avoir refusé de porter l’uniforme : « Sire, me voilà cassé, heureusement que les morceaux m’en restent. »

Après les officiers, c’étaient les rameurs qu’il était le plus difficile de plier à la discipline, ce qui s’explique par la composition du personnel, composé en grande partie de la fleur des malfaiteurs et des vagabonds. L’intendant Arnoul, dans une lettre à Colbert, se plaint que les forçats « vendent leurs chemises et leurs habits pour ivrogner… J’en ai fait châtier, dit-il, quatre ou cinq en ma présence ; mais, comme les coups de gourdin et de latte ne sont que des châtouillemens pour eux, je leur ai promis de leur faire couper le nez aux chrétiens et les oreilles aux Turcs. Il faut nécessairement cette sévérité et quelque chose au-delà, et forcer son naturel. »

Dans un pays où les érudits d’occasion envahissent la science sérieuse, où l’on fait des livres avec des livres, du neuf avec du vieux, sans se donner la peine de remonter aux sources, les traditions fautives ont altéré notre histoire. Nous citerons comme exemple la bataille de La