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colline que le moyen âge appelait Mons scolarum, devant la maison où l’on renouvelle chaque jour le plus grand miracle que l’enseignement ait jamais pu faire, on est étonné de chercher en vain une statue de l’abbé de l’Épée. La surprise est pénible, presque douloureuse, surtout si l’on se rappelle les marbres qu’on a taillés, le bronze qu’on a coulé pour des hommes dont le nom n’est resté dans aucune mémoire.


II

Aux débuts de l’institution et sous la direction de l’abbé. Sicard, les sourds-muets ont excité un intérêt qui parfois dégénéra en engouement. Ces jours de fête sont passés, une sorte de réaction s’est faite, et aujourd’hui ils inspirent un sentiment qui souvent dépasse l’indifférence, tant nous avons de peine à rester dans un juste-milieu sincère et positif. Il est assez difficile, lorsqu’on n’a pas longtemps vécu avec ces malheureux, de s’en former une opinion désintéressée. Doux courans d’idées contraires se heurtent actuellement, et semblent être une cause du malaise qui plane sur la maison. La question qui s’agite sous toute sorte de formes peut se réduire à un terme fort simple : le sens de l’ouïe est-il indispensable au développement de l’intelligence ? — Les savans, les philosophes, les professeurs, les administrateurs, tous ceux en un mot qui par fonction ou par goût se sont occupés des sourds-muets, sont divisés sur la solution du problème, et s’appuient sur des argumens qu’il est utile de faire connaître. Pour les uns, que j’appellerai pessimistes, l’infirmité domine, elle oblitère les voies intellectuelles et enferme l’enfant dans des limbes obscures dont jamais il ne parvient à sortir complètement. Selon eux, le sourd-muet côtoie les choses et ne les pénètre pas, car l’ouïe est l’ouverture de l’entendement ; l’action d’entendre conduit à l’action de concevoir : les yeux voient, l’esprit conçoit, et ne conçoit que par la parole, dont le champ est illimité. Les premières idées naissent chez l’enfant en même temps que se forme son vocabulaire, et l’éducation cérébrale se fait au fur et à mesure que ce vocabulaire s’augmente. Il faut peut-être avoir bégayé les puériles onomatopées du premier langage pour pouvoir dans la suite s’élever à la conception de l’idée de Dieu et à la compréhension des phénomènes naturels. Un sourd-muet qui recouvrerait miraculeusement l’ouïe et par conséquent la parole à l’âge de vingt ans ne pourrait jamais s’assimiler un certain nombre d’idées abstraites. C’est le don de la parole qui fait de l’homme un être humain. Saint Jean a dit : in principio erat