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pouvoir existant, mais ils n’ignorent pas qu’il est précaire, et que les rebelles d’aujourd’hui pourraient bien être le gouvernement de demain : aussi s’efforcent-ils de les ménager. D’autres, moins prévoyans, agissent par un mobile différent. S’ils ont prêté serment à l’état pour la sauvegarde de leur emploi, ils sont tout disposés à jurer fidélité aux condamnés, dont la politique leur inspire plus de sympathie. Bref, les transportés ont trouvé soit dans les prisons de France, soit après leur débarquement, des complaisances exceptionnelles parmi les employés de tout ordre. Ils n’ignoraient ni la crainte des uns, ni la sympathie des autres, et ils savaient très bien s’en prévaloir. Les ouvrages publiés par les transportés sont remplis d’exemples de ces compromis avec le devoir. Le livre qu’a publié notamment M. Delescluze contient à ce sujet plusieurs anecdotes. Si tel agent, qui s’est rendu coupable de ces actes de faiblesse, avait pu prévoir le mépris qu’il a inspiré par ses avances, certes il ne s’y serait jamais exposé. On lit par exemple dans le Journal d’un déporté le récit d’une visite qu’un gardien de prison vint faire à M. Delescluze, détenu à Toulon, pour lui demander la croix d’honneur quand la république serait proclamée et qu’il reviendrait au pouvoir. Or le citoyen Delescluze était sur le point de partir pour Cayenne.

Les transportés ne couraient donc aucun risque en refusant tout travail. Ils n’y manquèrent pas. Quelles furent les conséquences de la faiblesse de l’autorité et de l’obstination des condamnés ? On a vu qu’ils étaient restés oisifs en Algérie, et qu’ils n’avaient apporté aucun secours à la colonisation. En Guyane, on avait réservé pour leur résidence l’une des trois îles du Salut, nommée l’Ilet-au-Diable. Avant leur arrivée, ce rocher était couvert d’une végétation abondante ; il offrait l’aspect d’une corbeille sortie du sein de la mer. Les premiers transportés politiques y furent débarqués. Ils y trouvèrent une sorte de caserne en planches très habitable ; on leur apporta régulièrement des vivres de la terre ferme. On leur offrit des instrumens de travail ; mais ils ne voulurent pas s’en servir, et quelque temps après voici le tableau que présentait leur île. Les bosquets avaient disparu, les arbres avaient été coupés ; restaient quelques broussailles, quelques carrés de verdure, jetés comme des lambeaux de vêtemens sur le roc nu, Çà et là des huttes formées de pierres et de boue, percées de trous en forme de portes et de fenêtres, et plus misérables que les plus pauvres demeures de nos paysans des contrées stériles ; à l’intérieur, quelque table grossière et un tabouret boiteux : les Esquimaux sont mieux logés. Quant aux habitans de l’île, aux constructeurs et locataires de ces huttes, ils erraient les pieds nus, la barbe longue, le teint brûlé, à peine