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tous nos renseignemens sur l’étranger aux journaux étrangers eux-mêmes. La plupart de nos journalistes se trouvent dans la situation de ces diplomates qui, envoyés d’Orient en Occident, du nord au midi, au gré de combinaisons bureaucratiques ou selon les nécessités de la stratégie parlementaire, ignorent la langue du pays où ils résident, et ne recueillent que les idées dont on consent à leur donner l’explication en français. Quelques grands journaux de Paris entretiennent des correspondans réguliers au dehors ; ce sont des exceptions. La majorité de la nation est plongée à cet égard dans une ignorance déplorable. Elle se renferme en elle-même, elle s’éprend de ses qualités, plus souvent encore de ses défauts ; elle s’abuse sur ses forces parce qu’elle ignore les forces des états rivaux ; elle se trompe sur la valeur de ses hommes politiques, faute de la comparer à celle de leurs adversaires ; elle s’endort dans ses illusions, elle demeure à la merci du premier venu qui sait les exploiter, elle reste exposée aux emportemens d’un patriotisme aveugle, aux colères funestes, à des coups de passion. Nous devrions être avertis pourtant ; les leçons ont été rudes, et nos vainqueurs ne négligent aucune occasion de nous les rappeler. Afin que nul n’en ignore et que nul ne s’y méprenne, la Correspondance de Berlin, avec une ironie cruelle pour ceux d’entre nous qui en sentent la morsure, a pris soin de publier en français un article de la Gazette de l’Allemagne du nord où se lisent des choses de ce genre :


« S’il est vrai, comme aucun homme qui pense ne le contestera, que l’ignorance véritablement grandiose des Français à l’égard de tout ce qui se passe en dehors des frontières de leur pays fut pour nous un allié efficace avant et pendant la dernière guerre, on peut en conclure avec une justesse mathématique de quelle importance est ce fait, que le même peuple, le plus agressif de tous malgré les terribles leçons des dernières années, s’enferme de plus en plus dans son vieil esprit de mandarinisme (Chinesenthum)… Nous pouvons encore dans l’avenir tirer profit de cette ignorance nationale ; ce n’est pas un simple amusement qui nous est ménagé, nous y puisons la certitude sérieuse et tranquillisante que la France, qui n’a pas l’air de devenir une autre France que celle que nous avons battue, ne peut être dangereuse pour nous. Si le système général d’abêtissement dont nous pouvons cueillir les fruits succulens jusque dans les colonnes du principal organe officieux de la République française ne cesse pas vraisemblablement d’être à la mode, nous sommes sûrs, dans tout conflit que cette nation batailleuse provoquerait par ignorance absolue des autres pays, des autres peuples et d’elle-même, de pouvoir conserver après comme avant notre supériorité. »