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malgré tout s’échappait de ses bras, eh bien ! deux sbires l’attendront à la porte de son hôtel avec une voiture fermée pour le mener en lieu sûr ; il suffira qu’elle leur donne le signal en approchant une bougie de la fenêtre du salon. Ce compromis est accepté ; un mari qui par hypothèse se sera montré aussi indigne d’indulgence autorise les procédés les plus violens et se met en quelque sorte lui-même hors la loi.

Dans l’acte suivant, on le voit en effet rentrer chez lui pour faire ses préparatifs de départ ; mais il trouve sa femme sous les armes. Elle s’ingénie à le retenir près d’elle, à déjouer toutes ses ruses, elle perce à jour ses mensonges maladroits. Dans cette scène, que Mlle Pierson joue avec un art consommé, le rôle du mari est sacrifié. M. Landrol y montre trop d’embarras ; c’est l’écolier pris en faute, ce n’est pas l’homme du monde qui sait mentir avec aisance. Quoi qu’il en soit, le comte est déchu et perdu dans l’esprit des spectateurs, quand, au moment où on le croit maté et conquis, il trompe la vigilance de son adorable geôlier pour s’enfuir comme un voleur. Tout le monde approuve Andréa lorsque, trouvant la cage vide, elle donne le signal aux sbires qui attendent en bas. Les deux actes, — ou tableaux, — qui suivent ne sont plus que des hors-d’œuvre. Le comte, enfermé dans une maison de santé, profite de la visite de son ami Balthazar pour s’évader sous les habits de cet ami, après l’avoir roulé sous ses couvertures ; — c’est une scène assaisonnée de gros sel qui s’est égarée du Palais-Royal au Gymnase. Il tombe chez lui, poussé par le démon de la jalousie, car le jeune Balthazar, — qui est d’avis qu’il faut avertir les maris, — lui a fait part de certaines remarques qui lui font craindre que sa femme n’ait déjà tenté de se venger. Il trouve sa femme seule, — son frère vient de la quitter ; elle lui tient d’abord rigueur et s’enferme chez elle, lui laissant le temps de revoir comme dans un songe certains détails de leur nuit de noces, dont le souvenir le touche jusqu’aux larmes. Enfin la porte s’ouvre, comme alors… et on pardonne au repentir sincère.

M. Sardou a prodigué dans cette pièce ce qui peut flatter les goûts d’un public qui ne demande qu’à être amusé. Veut-il donc renoncer aux visées plus hautes que semblait annoncer Patrie ? L’émotion serait-elle tarie chez lui ? Au lieu d’utiliser les dons si réels et si brillans qu’il a reçus pour le théâtre, le verrons-nous se cantonner volontairement dans ces comédies de genre, sans unité et sans cohésion, qu’on dirait composées d’accessoires ? Ce sont bien souvent les acteurs seuls qui sont responsables du succès facile de telles œuvres.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.