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environnés de nuit, claquemurés dans une chambre étroite, ils remplaçaient l’exercice par un balancement perpétuel promptement dégénéré en manie nerveuse. Il faut du temps et beaucoup de prudence pour les amener à se débarrasser de cette agitation musculaire à laquelle la volonté semble ne plus prendre part ; peu à peu ils étendent le champ de leurs promenades, le long des murs d’abord, puis à travers les arbres, et enfin ils se mêlent sans réserve aux jeux de leurs camarades.

En dehors des récréations réglementaires, après chaque heure de classe, on laisse aux aveugles deux ou trois minutes pendant lesquelles ils peuvent remuer tout à leur aise. Hygiéniquement et moralement, l’immobilité leur est mauvaise, et le silence leur est funeste. Un aveugle aime le bruit comme un voyant aime la lumière ; pour lui, c’est l’emblème de la vie. Lorsque le silence se fait subitement autour d’un enfant aveugle, le pauvre petit prend peur et se met à pleurer ; la punition la plus grave consiste à enfermer un élève récalcitrant dans une chambre absolument isolée de tout bruit ; c’est là un supplice réel qu’on n’applique que dans des circonstances exceptionnelles, et qu’on ne prolonge jamais au-delà d’une heure. Il ne faut pas cependant que le bruit dégénère en tumulte, car alors la confusion se fait dans l’oreille de l’aveugle, qui ne sait plus rien distinguer au milieu des vibrations entremêlées, et qui perd la tramontane. Un aveugle parfaitement capable de se diriger par l’ouïe au milieu des rues de Paris, suivant une route dont il a l’habitude, s’égare immédiatement et parfois se retrouve au fond d’une cour ou d’une allée, si le hasard de son chemin le fait tomber au milieu d’un de ces brouhahas si fréquens dans une grande ville. Leur ouïe du reste est d’une finesse exquise, ils en ont fait l’éducation avec un soin intéressé : si elle ne supplée qu’imparfaitement au sens qui leur manque, elle leur rend du moins des services que les voyans ne soupçonnent guère. Souvent, en entrant dans une chambre qu’ils ne connaissent pas, il leur suffit de tousser légèrement pour savoir si elle est habitée, où sont placés les gros meubles, où s’ouvrent les fenêtres. Dans la voix humaine, ils découvrent des inflexions, des nuances multiples qui nous échappent ; ils disent d’un homme : Il a une mauvaise voix, comme nous disons : Il a un mauvais regard. C’est à l’ouïe qu’ils demandent ces impressions morales que nous recevons par la vue. Me parlant d’une femme qu’il avait aimée, un aveugle-né m’a dit ce mot charmant : « ah ! quel joli son elle avait ! »

Diderot a donné cours à cette erreur, que les aveugles étaient absolument dénués de toute pudeur[1]. S’il avait pu connaître

  1. Lettre sur les aveugles, Londres 1749.