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beauté de l’étrangère. Si cette impression fut vive, elle fut plus rapide encore ; cependant le cavalier n’avait pu réprimer un mouvement violent qui épouvanta sa bête et la fit bondir à deux pieds du sol. Il ne fut pas un moment ébranlé ; d’une main souple et vigoureuse, il ramena à lui la bride ; le cheval reprit immédiatement sa première allure. En passant devant miss Blandemere, le Kurde la salua. Elle n’avait pu rester insensible à l’hommage de cette muette admiration. Souvent on lui avait dit qu’elle était belle, et elle n’estimait guère les flatteries qu’on lui prodiguait dans les salons d’Europe ; mais le langage que parlaient les yeux de cet homme, de ce demi-barbare, ne pouvait qu’être sincère, et ne ressemblait nullement à un compliment banal. Elle rendit au cavalier son salut. Il la regarda une fois encore, puis, prenant le galop avec toute sa troupe, il fut bientôt hors de vue.

Pendant les trois jours qui suivirent, la caravane continua sa route. Les montagnes devenaient de plus en plus escarpées ; les nuits se faisaient froides, et jusqu’à midi le soleil semblait avoir perdu sa chaleur ; l’automne s’avançait. Un matin, l’herbe apparut toute couverte de gelée blanche ; les vents venus des sommets du Taurus aux neiges éternelles soufflèrent sur la campagne et dépouillèrent les arbres de leurs dernières feuilles, pendant que des oiseaux noirs s’envolaient en tourbillonnant dans le ciel.

Les voyageurs ne purent continuer à coucher sous leurs tentes. Le soir du quatrième jour, il fallut chercher un asile dans les maisons d’un pauvre village. La seule demeure un peu spacieuse était celle du prêtre arménien de l’endroit ; ils y furent envoyés par le mouktar. Tandis que les étrangers se chauffaient devant l’étroit foyer, le maître du logis, pauvre diable habillé d’une méchante veste de toile bleue, fumait silencieusement sa cigarette dans un coin. Il passait sa vie à cultiver son champ, tout comme ses paroissiens ; il était presque aussi grossier qu’eux, et, sans le bonnet rond entortillé d’une loque noire qui lui couvrait la tête, on l’aurait pris pour un paysan. Il se plaignit de sa misère à Tikrane, en qui il reconnut vite un compatriote. Il prétendait que les Turcs, l’évêque arménien et les Kurdes semblaient s’entendre pour dépouiller le village. — Les Kurdes, dit-il, ne sont pourtant pas nos pires ennemis. Ceux des environs appartiennent à la tribu des Abdurrahmanli ; leur chef, Sélim-Agha, ne s’attaque guère qu’aux voyageurs riches comme vous autres.

La conclusion de ce discours n’était pas rassurante. Tikrane interrogea le prêtre, et apprit que l’agha des Abdurrahmanli dépouillait souvent les caravanes pour se venger du gouverneur de Van, qui le tracassait depuis longtemps. — Ce n’est du reste pas un