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chacun d’eux au milieu des tempêtes de montagnes, comme elle a déterminé les devoirs des marins à l’heure des ouragans de mer. Le katerdgi-bachi ou chef des muletiers, devenu le véritable capitaine de la troupe, ordonna de décharger les bagages, et y fit prendre tout ce qu’on put trouver de couvertures. Un large tapis fut étendu à terre au pied d’un rocher ; puis tous les voyageurs se réunirent en un seul groupe, s’assirent le plus près possible les uns des autres et étalèrent au-dessus d’eux les couvertures comme une voûte. Ils formaient ainsi une sorte de monticule vivant que la neige ne tarda pas à recouvrir. L’un des muletiers avait soin de ménager, au-dessus de leurs têtes, un passage pour l’air du dehors. On raconte que des voyageurs surpris par le tipi ont survécu à vingt, trente et même quarante heures de cet ensevelissement. Si la tempête dure plus longtemps, le froid et la faim font leur œuvre. Au printemps suivant, les premiers passans qui traversent le pays lors du dégel retrouvent les cadavres intacts, dans la situation où la mort est venue les prendre. Il n’y a pas de désespoir qui tienne contre la fatalité d’une telle situation. Les plus impatiens comprennent que la lutte est impossible et se résignent. D’ailleurs ceux qui ont vu de près la mort sous cette forme prétendent qu’elle est presque douce : le froid engourdit avant de tuer, et l’on ne se sent pas finir. Un sommeil profond, invincible, épargne au mourant les horreurs de l’agonie.

Quand la nuit tomba, la tempête était plus violente que jamais. Lucy était assise entre son cousin et mistress Morton. Celle-ci avait enfin compris que l’existence de la caravane courait des risques sérieux, et elle pleurait, non pas sur ce qui allait être enlevé de ses vieilles années, mais sur la jeunesse si douloureusement abrégée de sa fille d’adoption. Stewart songeait qu’après tout, s’il fallait mourir, il lui serait doux de mourir auprès de ce qu’il aimait le plus au monde. Lucy, à qui les terreurs même d’une pareille situation ne pouvaient enlever sa sérénité d’esprit, récitait tout bas ses prières. Quant à l’Arménien et aux muletiers persans, ils avaient pris leur parti. Les Orientaux voient venir la dernière heure sans larmes et sans plaintes, comme les petits enfans.

Les voyageurs ne souffraient pas encore trop du froid : la chaleur de ces corps réunis sur un étroit espace entretenait autour d’eux une température plus élevée que celle du dehors ; mais la neige tombait toujours, et pouvait tomber ainsi le lendemain, le surlendemain, toute la semaine ; un moment arriverait où elle s’accumulerait en lourde masse et où l’on ne pourrait plus ménager un accès à l’air extérieur. Les heures passaient, longues comme des siècles ; la faim commençait à se faire sentir.