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cru pouvoir payer avec deux mille livres sa dette de reconnaissance, il aurait tiré de sa poche son carnet de chèques avec un joyeux empressement.

Le soir, il prit Lucy à part et lui demanda quand elle comptait qu’il conviendrait de repartir. — Vous êtes bien pressé, répondit-elle. Nous devons assez à l’agha et à ses compagnons pour leur faire l’honneur de passer quelques jours chez eux.

— Il semblerait que vous avez des raisons pour désirer cette prolongation de séjour.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que, si cet homme n’était pas un Kurde, on pourrait croire qu’il ose vous aimer, et que vous ne faites pas ce qu’il faut pour le ramener à des idées raisonnables.

A peine le lieutenant eut-il dit ces mots qu’il les regretta de tout son cœur ; mais ils avaient été entendus. Miss Blandemere s’en crut d’autant plus offensée qu’elle ne se sentait pas complètement innocente. — Quand il en serait ainsi, dit-elle, je ne vois pas ce qui vous autorise à me demander des comptes. Je n’ai d’engagemens avec personne, et je suis maîtresse de moi-même. — Elle se leva brusquement, traversa la chambre d’un air irrité, et sortit.

Il était déjà assez tard. Quand elle entra dans son appartement, elle trouva mistress Morton couchée et endormie. Elle s’assit devant le foyer. Stewart l’avait profondément blessée ; elle ne lui avait pas donné le droit d’être jaloux, se disait-elle. Et d’ailleurs pourquoi parler de Sélim avec ce mépris ? Lucy devait s’avouer à elle-même qu’elle n’était pas restée insensible aux séductions de ce Kurde, comme l’appelait son cousin, et quelque chose des dédains de Stewart remontait jusqu’à elle.

Pendant qu’elle regardait tristement la flamme qui dansait au-dessus de l’immense fagot de broussailles, la porte s’ouvrit ; c’était Frandjik qui entrait. Voyant Lucy plongée dans ses pensées, elle ne voulut pas l’en distraire. Elle s’assit à ses pieds, et resta silencieuse jusqu’au moment où miss Blandemere s’aperçut de sa présence. — Tu étais là ? lui dit celle-ci en l’embrassant. — Lucy se sentit heureuse de voir la petite Kurde auprès d’elle. L’enfant la tirait de son isolement : mécontente d’elle-même et des autres, miss Blandemere trouvait pénible cette solitude où la poursuivaient ses tristes pensées.

Frandjik était une étrange créature : douce, tendre et craintive, elle étonnait les rudes montagnards parmi lesquels le hasard l’avait fait naître. Elle toussait souvent, et on se demandait comment sa petite poitrine pouvait respirer l’air vif de la montagne. Plus jeune, elle n’aimait pas les jeux bruyans des enfans de son âge, et