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silence ! Ils ont bien fait, puisque le livre en vogue devait être celui dont nous venons de donner l’analyse. Ce livre sera suivi, n’en doutons pas, de beaucoup d’œuvres du même genre, car le succès encourage. Déjà on annonce une suite, qui nous conduira jusqu’aux événemens de 1870[1], et on s’occupe d’un roman nouveau de M. G. Freytag[2], dédié à la princesse royale de Prusse, qui, sous prétexte de traiter des ancêtres, semble avoir encore des tendances politiques. Or la politique n’est pas un champ propice aux jeux de l’imagination ; le vrai talent ne saurait s’abaisser à servir les passions d’un parti, descendre à des complaisances ni à des flatteries inévitables lorsqu’il s’agit d’événemens contemporains. Lourde comme un traité d’histoire, l’œuvre de M. Samarow rappelle par certains côtés les travaux oubliés de ceux qu’on appointait autrefois chez nous pour écrire, sous prétexte d’histoire, des panégyriques assez plats et qui « louaient le roi sur un buisson, sur un arbre, sur un rien. » — « Quand on leur fait quelque remontrance à ce sujet, ils répondent qu’ils veulent louer le roi. » Ce que Despréaux disait spirituellement de Pélisson pourrait s’appliquer à M. Samarow et à plusieurs de ses concitoyens. Poètes et romanciers ne s’inspirent plus d’un âge d’or légendaire ni de l’âme humaine, éternellement féconde : les bulletins de victoire leur suffisent désormais. Malheureusement ce n’est pas là un sujet d’inspiration bien relevé ni surtout inépuisable ; nous avons pu nous en assurer au temps de nos gloires funestes, sous le premier empire, qui produisit une si maigre moisson littéraire, tandis que le désespoir de la défaite, la haine du joug étranger, éclataient au contraire chez nos voisins en chants sublimes. Triomphante, l’Allemagne n’eût pas produit les Kœrner, les Rückert, les Uhland, les poètes patriotes de 1813. Le laurier qui les couronne devant la postérité ne se ramasse pas dans le sang de la victoire, il est donné plutôt comme une divine, compensation à ceux qu’écrase un hasard brutal. Nos vainqueurs auront vite épuisé l’enthousiasme que leur inspire la restauration d’un pouvoir tyrannique et militaire, tandis que le malheur, la constance, la foi, la liberté, offrent une carrière illimitée. A défaut d’autres armes, nous en possédons deux dont l’Allemagne n’a jamais su bien se servir, l’esprit et le goût. Efforçons-nous d’en tirer parti pour établir notre supériorité dans cette lice ouverte aux productions contemporaines de chaque nation, et là du moins soyons les plus forts. Ce sera notre première, notre plus glorieuse revanche.


TH. BENTZON.

  1. Europäische Minen und Gegenminen, Zeitroman von Greger Samarow.
  2. Ingo und Ingraban.