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mit une bougie en main, et après avoir fait une cinquantaine de pas sur la large banquette qui entoure et domine la nappe d’eau tout entière, il s’engagea dans un escalier en maçonnerie. Je le suivais sans souffler mot, m’imaginant qu’il voulait me montrer quelque conduite directe ou quelque robinet de forme spéciale. Après avoir descendu quelques degrés, il s’arrêta. — Savez-vous où nous sommes ? — Non. — Dans le réservoir même de la Dhuis, que cet escalier traverse ; nous sommes au milieu de l’eau. — Où allons-nous ? — Voir la Marne, qui est au-dessous de nous. — Rien n’était plus vrai. Ce réservoir a deux étages ; au premier, il reçoit la Marne, au second la Dhuis, deux lacs superposés. Cette œuvre est unique. J’ai beau remonter dans mes souvenirs de voyages, me rappeler la citerne aux mille et une colonnes de Constantinople, le barrage de la vallée de Belgrade, la Piscina mirabile de Naples, les puits de Salomon, entre Bethléem et Maar-Saba, les bassins de David à Jérusalem ; je ne retrouve rien d’analogue, et l’antiquité n’a rien produit de pareil. Nous pouvons, sans pécher par excès d’orgueil, nous dire, en présence d’une telle merveille, que nous ne sommes sous certains rapports inférieurs à aucun peuple ni à aucun temps. La Marne, puisée à Saint-Maur par des pompes hydrauliques mises en mouvement à l’aide de huit machines installées aux anciens moulins Darblay, arrive dans le réservoir en montant dans une large conduite verticale d’où elle s’échappe en champignon, « à gueule bée. »

Les deux étages de réservoirs sont séparés par une voûte : quelles pierres de taille énormes, quels blocs de granit indestructible est-on parvenu à entasser les uns sur les autres pour supporter un poids qui n’est pas inférieur à 100 millions de kilogrammes ! La voûte a 40 centimètres d’épaisseur, et la solidité dont elle fournit chaque jour une preuve éclatante est uniquement due à la série d’arcs qu’elle forme en s’appuyant sur les piliers. La voûte du réservoir supérieur est en briques, les autres parties de la construction sont en pierres meulières revêtues de ciment hydraulique dit de Vassy[1]. Tout est brillant comme un marbre poli. La disposition des bassins est admirablement combinée pour le nettoyage ; il suffit de manœuvrer une vanne pour laisser écouler la Marne dans les égouts, et de lever des bondes pour faire tomber la Dhuis dans les citernes inférieures. Afin de donner place à ce merveilleux édifice souterrain, on a enlevé 200,000 mètres cubes de déblais et construit 70,000 mètres cubes de maçonnerie. Il faudrait

  1. Les élémens essentiels de ce ciment sont la chaux, la silice et l’alumine ; il renferme aussi une petite quantité de fer et de magnésie.