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son cœur, chercha longtemps à quoi il fallait attribuer l’effet extraordinaire, mystérieux en quelque sorte, produit par cette beauté. Il avait éprouvé, en voyant le visage découvert de la cadine, un indéfinissable étonnement. Étaient-ce les circonstances peu communes de cette rencontre, était-ce le bizarre costume demi-oriental, demi-européen de la femme turque qui lui donnait le pouvoir de s’imposer ainsi à l’attention et au souvenir ? Il ne pouvait le dire. Un autre que lui, après une pareille aventure, se serait embarqué pour le pays du roman, mais il savait les dangers d’un semblable voyage ; il ne chercha pas à donner à ce début un second chapitre. Il se contenta de s’informer le lendemain dans le voisinage du nom de la femme qu’il avait sauvée. — Elle s’appelle Elmas-Hanem, lui répondit-on. Son mari est Djémil-Bey, le mektoubdji (secrétaire) du gouvernement général.


II

Djémil-Bey comptait parmi les principaux fonctionnaires du sérail de Smyrne. Son père, gouverneur d’une province de l’empire, l’avait autrefois envoyé à Paris ; mais le jeune Djémil était de ces Orientaux qui savent contracter les vices de la civilisation européenne sans oublier ceux de leur pays. Il revint en Turquie plus fanatique qu’avant son voyage ; il ne rapportait de son séjour en France qu’une connaissance superficielle de notre langue, une science approfondie des mystères du baccarat et l’amour du vin de Champagne, ou à huis-clos, loin des regards inquisiteurs des vieux croyans. Il trouva, dès les premiers mois de son retour, une épouse digne de le comprendre, Nedjibé-Hanem, fille d’un imam des environs de Constantinople. Cette Nedjibé avait été nourrie dans l’horreur des infidèles et dans l’ignorance la plus orthodoxe par une famille de dévots faibles d’esprit. Cependant l’origine de Djémil ainsi que son habitude de parler la langue française lui promettaient un avancement rapide dans la carrière administrative ; pour augmenter ses chances de succès, il résolut de contracter une seconde alliance. Le ministre des finances avait deux filles, élevées par une institutrice française et accoutumées à vivre dans la société des dames du corps diplomatique, leurs voisines de Thérapia. L’une d’elles épousa Osman-Pacha, homme jeune encore, très intelligent et très honnête. Djémil-Bey, faisant taire les scrupules de son fanatisme, demanda et obtint la main de la seconde, nommée Elmas. Quand Osman-Pacha devint gouverneur-général de Smyrne, il prit avec lui son beau-frère en qualité de mektoubdji. Celui-ci acheta, au nord de la ville, une charmante habitation que l’on appelait dans