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venait d’entrer chez la fille de l’imam. Sachant que celle-ci raconterait à sa manière l’aventure de la jetée, Elmas prévit un orage. Elle en conçut plus d’ennui que de frayeur ; elle connaissait Djémil, et savait qu’il n’était terrible, qu’à ceux qui se laissaient imposer par ses violences. — En effet, il ne tarda pas à traverser le jardin, et parut devant la porte entr’ouverte du salon d’Elmas. Elle se leva pour le recevoir. Le bey vint s’asseoir d’un air de mauvaise humeur sur le divan. Il avait conservé son costume officiel, la longue redingote boutonnée jusqu’au cou, le pantalon noir trop large, le fez descendant jusqu’aux sourcils. Il roulait entre ses doigts les grains de bois d’un chapelet qui ne le quittait jamais. C’était en somme un assez laid personnage ; il avait une grosse tête sur un petit corps, une barbe noire, épaisse et rude, des yeux ternes qui ne savaient pas regarder droit devant eux. Il ne coulait dans ses veines que fort peu du sang de cette noble race turque qui a donné jadis à l’Occident barbare des leçons de chevalerie ; Djémil-Bey tenait de ses aïeules raïas plus que de ses pères ottomans : il avait un extérieur et des vices d’esclave. — Que vous est-il donc arrivé tout à l’heure ? demanda-t-il en sortant brusquement de son silence maussade.

Elmas lui raconta comment elle avait failli se noyer, elle et sa petite fille. Tout cela était dit en français ; le bey se servait toujours de cette langue en parlant à sa femme. Il savait que la Porte tient à ce que ses fonctionnaires connaissent à fond l’idiome des Francs ; ses conversations avec Elmas lui étaient utiles à ce point de vue, et le souci de ses intérêts lui faisait oublier ses préjugés religieux.

— Ainsi, dit-il quand elle eut terminé son récit, c’est un Franc qui vous a ramenée à terre ?

— Oui, un Franc, et même un Français.

— Il n’arrive qu’à vous de pareilles aventures. Elles sont d’autant plus désagréables que tout le monde ici connaît la façon dont vous avez été élevée et le goût singulier qu’on a dans votre famille pour ce qui vient d’Occident. Il paraît que vous avez laissé voir votre visage à cet étranger, et Tossoun dit que vous lui avez parlé ?

— Lorsqu’on est sur le point de se noyer, on ne songe guère à se cacher la figure. Je crois aussi que je devais bien un remercîment à ce jeune homme. Je m’étonne que vous ne compreniez pas cela tout seul, et que vous écoutiez toutes les sottises que vous débitent les jaloux et les malveillans.

Cette réponse irrita Djémil, habitué à voir Nedjibé trembler devant un froncement de ses sourcils, comme il convient à une femme bien née. Il voulut parler très haut ; mais Elmas ne se troubla pas : elle se leva, passa dans la pièce voisine, et ferma la porte sur elle. Son mari, resté seul, quitta la place, et regagna sa chambre en se promettant de prendre un jour ou l’autre sa revanche.