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elle se donne tous les avantages que s’étaient toujours attribués ses adversaires, et leur renvoie tous les reproches dont ils l’avaient accablée. « L’homme, disait-on, ne peut plus vivre sans cette croyance consolante à l’immortalité. — L’homme, répond Épicure, ne vit pas quand il a toujours devant l’esprit la crainte des enfers, et ceux qui l’en délivrent sont véritablement ses consolateurs. » Il n’est pas douteux que cette tactique habile et hardie n’ait beaucoup servi au succès de la philosophie épicurienne. Vers la fin de la république, elle était dominante à Rome, au moins parmi les classes élevées, elle régnait dans cette aristocratie voluptueuse et légère qui marchait si gaîment vers sa ruine, elle s’étala un jour dans le sénat, où César osa dire, sans être trop contredit, que la mort est la fin de toute chose, et qu’après elle il n’y a plus de place pour la tristesse ni pour la joie. Toutefois le triomphe de cette doctrine ne fut pas de longue durée ; elle avait surtout réussi parce qu’elle promettait à ces âmes troublées de leur rendre le calme. Le leur donnait-elle en effet ? C’était toute la question. Il est probable qu’on s’aperçut bientôt qu’il lui était difficile de tenir ses promesses. Sur ce point important, le grand poète lui-même qui l’avait célébrée avec tant d’enthousiasme semblait témoigner contre elle ; pour prouver qu’elle n’est pas aussi efficace qu’il le suppose, on n’avait qu’à invoquer son exemple. Malgré ses cris de triomphe et « cette volupté divine » dont il est saisi quand il contemple le système d’Épicure, on sent qu’il porte au fond du cœur une amertume secrète dont son maître ne l’a pas guéri ; on est loin de retrouver toujours dans ses vers ce ton de sérénité qui lui semble l’attribut du sage, et qui convient à ceux dont l’imagination n’est plus troublée de vaines frayeurs. Il est évident qu’il n’a pas pleinement joui lui-même de cette paix intérieure qu’il apportait aux autres ; or, si ces remèdes qui devaient rendre la santé au genre humain sont restés impuissans sur un si grand esprit, quel effet pouvait-on attendre qu’ils produiraient sur la foule ?

Les objections qu’on dut alors adresser à la doctrine d’Epicure revivent pour nous dans un remarquable traité de Plutarque. Il y montre qu’elle ne peut pas donner le bonheur qu’elle promet (non posse suaviter vivi secundum Epicurum). Selon lui, Épicure ne fait que déplacer le mal qu’il prétend guérir. Pour nous délivrer de la crainte de la mort qui trouble l’existence, il nous ôte l’espoir de l’éternité, sans lequel on ne peut vivre. Que gagne-t-on à remplacer les terreurs des enfers par l’effroi du néant ? Comme le désir d’exister est de tous nos désirs le premier et le plus fort, et que l’homme supporte mieux encore la menace de souffrir que la perspective de n’être plus, il se trouve que nous nous sentons