Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 105.djvu/565

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une rigoureuse unité. Il était donc assez difficile qu’on fût très sensible à ces incohérences qui nous frappent dans l’œuvre de Virgile, puisqu’en réalité il s’en retrouvait quelque chose au fond de toutes les âmes.


III

On ne peut pas achever l’étude du sixième livre de l’Enéide sans se demander quelle impression il a dû produire sur les Romains qui le lisaient, et s’il est probable qu’il ait exercé quelque influence sur leurs opinions. Cette impression n’aurait guère été profonde, s’il était vrai, comme on l’a quelquefois prétendu, qu’en général sous l’empire on ne croyait pas à la vie future ; mais les raisons qu’on en donne ne sont pas toutes convaincantes. On s’arme pour le prouver de certains aveux des écrivains de ce temps qui n’ont pas le sens et la portée qu’on leur accorde. Quand Sénèque et Juvénal soutiennent que personne n’a plus peur de Cerbère, et qu’on ne croit pas que tous les morts de l’univers passent le fleuve sombre sur une seule barque, ils veulent dire que les légendes populaires ont beaucoup perdu de leur crédit, et non pas qu’on nie l’immortalité de l’âme ; ne pouvait-on pas plaisanter sur Cerbère et Charon, refuser d’admettre qu’après la mort les âmes traversent le Styx, et croire pourtant qu’elles continuent quelque part d’exister ? En réalité, il n’y a qu’un seul écrivain de ce temps qui ait attaqué en face la croyance à la vie future, c’est Pline l’Ancien. Dans un passage célèbre, il traite ceux qui la défendent comme de véritables ennemis du genre humain. « Malheureux ! leur dit-il, quelle sottise est la vôtre de faire continuer la vie au-delà de la tombe ! Où se reposeront donc les créatures, si vous admettez que les âmes dans le ciel, les ombres dans les enfers, conservent quelque sentiment ? Votre complaisance pour nos préjugés et votre crédulité nous font perdre le plus grand bien de la vie humaine, qui est la mort. Vous redoublez les tristesses de notre dernière heure par les terreurs de l’avenir. En supposant qu’il soit doux de vivre, peut-il l’être d’avoir vécu ? , Laissez-nous plutôt consulter nos souvenirs et trouver dans la tranquillité qui a précédé notre existence l’assurance du repos qui la suivra. » Pline est le seul alors qui parle d’une façon aussi nette et aussi hardie ; mais, si les autres ne nient pas la persistance de la vie, il faut avouer qu’ils n’en parlent qu’avec beaucoup de réserves et d’hésitations. L’immortalité de l’âme ne paraît être pour eux le plus souvent qu’une hypothèse ou qu’une espérance. Tacite, en adressant les derniers adieux à son beau-père Agricola, se contente de dire : « S’il est un lieu réservé aux mânes de l’homme juste, si, comme le pensent les sages, les grandes âmes ne