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ne fût-ce que par vanité, à continuer son train de vie ; alors, si l’on jouissait de quelque crédit auprès du peuple et devant le jury, on se mettait à trafiquer de son influence ou l’on intentait des procès aux gens riches, afin de se faire payer son désistement ou d’obtenir une part de leurs dépouilles. Le métier, de tout temps, avait eu ses profits ; jamais il n’avait rapporté ce qu’il donna aux contemporains du roi Philippe, qui eut à sa disposition, pour solder les traîtres, tout l’or du Pangée. Quelle tentation pour un Philocrate, pour un Démade, pour un Eschine, pour tous les gens de plaisir qui commençaient à sentir leur bourse vide ! Une fois qu’on avait glissé sur cette pente, qu’il était difficile de la remonter ! Démosthène avait une nature ardente et passionnée ; s’il avait eu assez de fortune et de loisir pour essayer, jeune encore, de toutes ces distractions que ne se refusait presque aucun fils de famille, son génie eût-il porté d’aussi beaux fruits ? En tout cas, à s’engager dans cette voie, notre orateur aurait perdu l’unité et la dignité de sa vie. Admettons qu’il aurait su, malgré de grands besoins d’argent, rester incorruptible ; tout au moins il eût été bien plus tôt victime de ces imputations vagues et calomnieuses sous lesquelles il finit par succomber dans l’affaire d’Harpale. Un homme d’état qui ne fût point vénal, c’était à Athènes chose si rare que l’on y croyait à la dernière extrémité seulement et comme en désespoir de cause.

Ce fut donc un bonheur pour Démosthène que d’avoir ainsi, dès le début de sa carrière, à briser des obstacles, à prendre les hommes et la vie corps à corps. Ces laborieuses et fécondes années, il ne les employa d’ailleurs pas tout entières à préparer et à plaider ses procès. Nul doute que dès lors, par la conversation, par la lecture, par tous les moyens en son pouvoir, il n’ait travaillé à se donner une solide instruction générale. Il assistait aux débats des tribunaux et aux délibérations de l’assemblée, il était assidu aux représentations dramatiques, il étudiait les grands écrivains d’Athènes, ses poètes, ses prosateurs, les historiens surtout. Dans les ouvrages de sa maturité, on trouve une abondance de faits et de pensées, une variété de connaissances, une hauteur de vues, une certaine manière de posséder et de dominer son sujet, qui témoignent d’une culture étendue et profonde. Cela dépasse en tout sens Lysias et même Isée. On comprend donc que les anciens aient refusé de croire que Démosthène dût à Isée tout ce qu’il savait.

Il est telle vérité, presque vulgaire aujourd’hui, que ne soupçonnaient même point les érudits qui, sous les successeurs d’Alexandre, commencèrent à écrire l’histoire littéraire de la Grèce. L’enseignement scolaire et technique a sans doute son rôle dans le développement d’une intelligence active et vigoureuse ; mais il n’y entre que