Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/209

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui-même. Quand le gouverneur de Moscou fut détrompé, son exaspération fut grande. « Majesté, écrivit-il à l’empereur Alexandre, la conduite de Koutouzof décide du sort de la capitale et de tout l’empire. » Paroles à double sens auxquelles l’événement allait donner un terrible commentaire! Déjà Rostopchine, qui jusqu’alors avait modéré le mouvement d’émigration, invitait tout le monde à partir; lui-même suivit l’armée. Wolzogen vit avec étonnement le défilé des pompes de Moscou que le gouverneur emmenait avec lui. Rostopchine, interrogé par lui, répondit simplement : « J’ai de bonnes raisons pour cela. »

Mais combien d’habitans auxquels, dans les quartiers reculés de cette ville immense, les dernières nouvelles n’étaient point parvenues! Ils avaient bien vu passer les débris de Koutouzof; mais était-il possible que la Russie ne fût pas victorieuse? Pouvait-on imaginer sans impiété que Moscou, que le Kremlin, que les cendres des tsars et les reliques des saints fussent abandonnés à la merci des païens? Pouvait-on oublier les affirmations triomphantes du gouverneur et calomnier les sentimens paternels d’Alexandre pour ses fidèles Moscovites? Les pauvres gens se repaissaient des plus étranges illusions, comme il arrive toujours dans les situations désespérées. A Berlin en 1806, quand apparurent sur la route de Brandebourg les uniformes verts de la garde impériale, beaucoup de Prussiens coururent les saluer : ils croyaient que c’étaient les Suédois qui venaient à leur aide. Dans plusieurs de nos cités françaises, pendant la dernière guerre, le peuple a cru entendre de l’autre côté des lignes ennemies la marche d’une armée de secours : tantôt c’était tel ou tel général français, tantôt les Italiens ou Abd-el-Kader. Les Moscovites s’étaient imaginé, on ne sait sur quel fondement, que c’étaient les Anglais et les Suédois qui allaient entrer dans la capitale sur les pas de l’armée russe. Le 14 septembre 1812, ils apercevaient bien, du haut des collines de Moscou, briller dans la plaine les casques et les baïonnettes, se déployer les étendards, et sur la route poudreuse les régimens succéder aux régimens; mais ils se couchèrent le soir à demi tranquilles sur leurs grabats, tâchant de se persuader qu’ils pourraient le lendemain faire fête à leurs alliés. Quelques-uns furent désabusés plus tôt. Des gens accouraient effarés de la banlieue ou des quartiers occidentaux, annonçant que les soldats inconnus pillaient les maisons et donnaient la chasse aux poules. « En voilà des alliés! »

Parmi les habitans de Moscou qui éprouvèrent le plus tardif et le plus violent désappointement fut le mari d’Hélène Alexiéevna Pokhorski; il était alors diacre d’une petite église de la Yakimanka. C’était un homme assez instruit, qui aimait à composer des sermons et qui au besoin savait tourner une épitaphe en vers. D’un