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leur isba, creusaient un trou dans la terre, y enfouissaient leur avoir, remettaient la planche et se frottaient les mains à l’idée du bon tour qu’ils jouaient aux Français. Presque tous les ménages russes ont de ces grands coffres, peints en rouge ou recouverts de plaques métalliques, comme on en voit dans les musées ou dans la maison historique des boyards Romanof. Cela sert à la fois pour s’asseoir et pour serrer les effets. La forme en est la même aujourd’hui qu’au XVIe siècle. Chacun donc y entassait son argent, sa vaisselle plate, ses images domestiques à garnitures dorées, le linge, les fourrures, les vêtemens des bons jours, les vieux habits de noce ; mais les pillards, — et les pillards de la première heure furent surtout des Russes, — devaient lutter d’ingéniosité avec les pauvres gens, fureter partout, bouleverser les jardins, soulever les planchers, sonder les murs, répandre de l’eau sur le sol battu des caves. L’incendie à son tour allait tromper les espérances des propriétaires et celles des pillards. D’autres, n’ayant confiance ni dans Moscou ni dans les Moscovites, chargeaient leurs effets sur des voitures ; on déménageait dans les églises, dans les édifices de la couronne, dans les hôtels des grands, dans les isbas des pauvres. Calèches de Vienne et de Paris, télègues de paysans, lourds fourgons d’équipages, légères drochkis, roulaient comme un torrent par les rues de Moscou et s’écoulaient vers les barrières.

Cependant il n’était pas toujours facile de partir ; à un certain moment, on requérait pour le service du gouvernement les chevaux et les véhicules qui se montraient dans la rue. Les gens du peuple attendaient, enfermés dans la cour de leur petite maison, avec leur charrette tout attelée, que la nuit tombât. S’ils craignaient pour leurs télègues la mainmise des employés, les beaux équipages avaient à compter avec les instincts démagogiques qui se manifestaient dans une partie du peuple de Moscou. Installés aux barrières, une nuée de mougiks, de dvorovies sans maître, de serfs accourus des campagnes voisines, arrêtaient et visitaient les calèches. Les femmes, ils les laissaient passer ; mais ils retenaient les hommes. Alors des seigneurs se déguisèrent en femmes et dissimufèrent leurs favoris dans une mentonnière qu’on expliquait par un mal de dents. Les scènes les plus curieuses venaient égayer le lamentable défilé de cette population. Une dame accompagnée d’un de ses parens habillé en femme arrive à la barrière. « Où allez-vous ? demande la foule. — Chez nous, dans nos terres, répond la dame. — Entendez-vous ? murmure le peuple, cela saute aux yeux : ils désertent tous Moscou. On voit bien qu’ils veulent la livrer au pillage de l’ennemi. — Bonnes gens, reprend la dame, vous le voyez, nous ne sommes que des femmes, nous ne pouvons être d’aucune utilité. — Eh bien ! nous ne vous retenons pas,… laissez--