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naît impossible. Tout ce que pouvaient faire les chefs, c’était d’ordonner un certain nombre d’appels par jour, de consigner rigoureusement les hommes pour la nuit, de protéger les habitations qui se trouvaient dans un certain rayon de leur quartier, de réprimer les actes de pillage qui se passaient sous leurs yeux. Ce devoir, les témoignages du peuple russe constatent unanimement qu’ils le remplirent. « Quand nous arrivâmes au pont de la Yaousa, raconte Vassili Ermolaévitch, un soldat prit à ma mère son mouchoir de dessus la tête et se mit à fouiller dans notre télègue. Ma mère poussa un cri d’effroi : heureusement pour elle, un officier vint à passer. Était-ce un colonel ou quelque autre? En tout cas, c’était un chef, car il cria aussitôt après le soldat, attrapa le fouet qui était tombé sur le pavé et lui en donna une volée. Il lui reprit le mouchoir, le rendit à ma mère, puis en agitant la main nous dit : — Alé! — Nous le saluâmes tous, et nous poursuivîmes notre chemin. »

En définitive, les hommes étaient abandonnés à eux-mêmes; il faut reconnaître que dans un tel relâchement de la discipline, sous le coup d’une telle déception causée par l’incendie, parmi tant de provocations d’une population au moins en partie hostile, ils ont en somme montré des ménagemens et de l’humanité pour les vaincus. L’exemple du pillage leur avait été malheureusement donné par les nationaux eux-mêmes, qui, aussitôt après le départ de Koutouzof, avaient commencé à dévaliser les hôtels des grands. « Les domestiques serfs, dit Wolzogen; se mettaient à incendier les maisons de leurs propres maîtres afin de les saccager avec plus de facilité. »

D’ailleurs au milieu de ces actes que la nécessité rend excusables, il y a une distinction à faire entre les diverses nations qui constituaient la grande armée. Elle ne se composait que pour moitié de Français : au Kremlin, outre la garde impériale, se trouvaient notamment des Prussiens; dans les quartiers compris entre les routes de Saint-Pétersbourg et de Smolensk était établie l’armée du prince Eugène formée surtout d’Italiens et de Bavarois; entre les routes de Smolensk et de Kalouga, Davout, qui avait sous ses ordres les Polonais, les Saxons, les Westphaliens; entre celles de Riazan et de Wladimir, Ney, qui avait des régimens wurtembergeois, etc. Il y avait là des Autrichiens, des Hessois, des Mecklembourgeois, des Badois, des Allemands de Berg et des villes hanséatiques. Or le témoignage du général de Wolzogen, alors présent à Moscou, mérite d’être reproduit. « Je dois, dit-il, rendre hommage à la vérité et déclarer que, de tous les peuples qui composaient l’armée d’invasion, les Français se montrèrent les moins acharnés au pillage. La justice seule m’arrache cet aveu, car j’ai sucé avec le lait, pendant la guerre de sept ans, la haine des Français, et je n’ai jamais pu les souffrir. Ils ne dérobaient rien que pour satisfaire aux nécessités