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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/226

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cou, et qui partageaient avec les Français toutes leurs privations sans avoir savouré d’abord l’ambroisie du triomphe. Après les vainqueurs, les vaincus, qui achetaient si cher à ce moment la revanche si prochaine.

On a mis en doute que Napoléon ait réellement voulu soulever les serfs contre les nobles, comme il soulevait déjà les Polonais contre les Russes. Lui-même s’en défend dans son allocution au sénat français du 20 décembre 1812. « J’aurais pu armer la plus grande partie de sa population contre elle-même (la Russie). Un grand nombre de villages l’ont demandé ; mais, lorsque j’ai connu l’abrutissement de cette classe nombreuse du peuple russe, je me suis refusé à cette mesure, qui aurait voué à la mort, à la dévastation et aux plus horribles supplices bien des familles. » Il y avait songé pourtant, comme on le voit par sa lettre au prince Eugène, du 5 août 1812. « Si cette révolte des paysans avait lieu dans l’ancienne Russie, cela pourrait être considéré comme une chose très avantageuse dont nous tirerions bon parti… Donnez-moi des renseignemens là-dessus, et faites-moi connaître quelle espèce de décret et de proclamation on pourrait faire pour exciter la révolte des paysans dans la Russie et se les rallier[1]. »

Quoi qu’il en soit, dans ces vastes espaces de la Russie, où les nouvelles vraies et plus encore les nouvelles fausses se répandent avec une si merveilleuse rapidité, on commençait à s’entretenir dans les isbas de sapin au toit de chaume de ce tsar des Français qui apportait aux paysans la liberté. La fermentation était grande dans une partie des campagnes, et peu s’en fallut que la guerre d’invasion ne se compliquât d’une guerre servile. Voici ce que nous raconte sur les paysans du haut Volga la fille de l’intendant du baron Korf à Edimonovo. « Nos paysans étaient riches ; on comptait dans une seule ferme Jusqu’à cinquante chevaux. Mon père ordonna que chacun eût à tenir prêt un cheval et une télègue pour emmener ce qui appartenait au maître, ainsi que les vieillards et les enfans, pour le cas où Napoléon viendrait de notre côté. Les paysans écoutèrent, se séparèrent et n’en firent qu’à leur tête. Le même jour, comme j’allais me promener dans le village, je les entendais causer entre eux. — Comment ? nous irions préparer des chevaux pour les effets du maître ! Bonaparte vient pour nous donner la liberté, nous ne voulons plus avoir de maîtres. — J’eus grand’peur pour mon père ; je pensais que, si les paysans se révoltaient

  1. Voyez ce que dit Haxthausen (Études sur la Russie) des vieux-croyans, qui reconnurent dans Napoléon une sorte de messie et lui envoyèrent une députation vêtue de blanc. Gouvion Saint-Cyr raconte que les paysans attaquaient déjà les petits détachemens de troupes russes, et qu’ils amenèrent un jour à son quartier-général de Polotsk 30 dragons russes qu’ils avaient faits prisonniers.