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si je ne trouverais pas par là quelques provisions dans les caves. En face de cette maison, qui appartient aujourd’hui à M. Maltsof, un homme sortit de la maison du marchand Barykof. A voir son costume, ce devait être un bourgeois. Dans le champ était un Français qui l’appela en lui disant : Alo! Je me cachai au plus vite dans l’angle d’un mur en planches pour éviter qu’il ne m’appelât aussi, et je regardai. Le Français cria encore : Alo ! Le bourgeois répondit : Alo! — lui fit signe de la main et de la tête pour l’engager à le suivre, et rentra dans la maison. Je vois que le Russe court au puits, et en montre le fond d’un geste. Le soldat s’approche et se penche; mais le nôtre l’empoigne de ses deux mains et le précipite. J’entendis crier le Français, et j’éprouvai un saisissement terrible. Je restai, pour ainsi dire, cloué sur la place. Le nôtre ressort de la porte, m’aperçoit, et, s’arrêtant près de moi: — Eh bien! me dit-il, tu as vu? Ça fait toujours un de moins. — Pourquoi l’as-tu fait périr? répondis-je; quel mal t’avait-il fait? — Il me regarda dans le blanc des yeux et me dit: — Sans doute ils ne t’ont pas pris ta femme, et aucun des tiens ne sert de cible à leurs balles, et tu n’as pas vu nos temples encombrés de chevaux crevés? — Eh bien! Dieu les punira pour leurs profanations, et contre leurs balles nous avons des balles; mais il n’est pas permis de tuer un innocent, un homme désarmé. — Il ne répondit rien, et s’en alla d’un autre côté. Quant à moi, je ne sais comment je pus me traîner jusqu’à la maison. Je ne fermai pas l’œil de la nuit; j’entendais toujours les cris du Français au fond du puits. »

Il y en avait de bons et de mauvais parmi ces gens du peuple. La populace de Moscou avait été de tout temps adonnée à l’ivrognerie, à la fainéantise, à la mendicité, au vol, au brigandage; on peut le voir par le récit des voyageurs et les oukaz de Pierre le Grand. Elle était peut-être la plus vile et la plus dépravée des populaces de grande ville. Avant l’évacuation de Moscou par les Russes, ses excès faisaient trembler les honnêtes gens, même les honnêtes gens du servage et de la domesticité. « Un peu avant l’entrée des Français, raconte le serf des Soïmonof, on avait donné l’ordre dans les kabaks de la couronne de répandre tous les tonneaux d’eau-de-vie. Les gens du peuple se jetèrent sur la vodka et en burent jusqu’à tomber ivres-morts. L’eau-de-vie coulait par ruisseaux dans les rues; ils léchaient les pierres et les pavés de bois. C’étaient des cris, des batailles! Quel profits pouvaient-ils retirer des châtimens que Dieu nous envoyait pour nos péchés, quand ils commettaient de telles abominations, les païens? J’étais encore trop jeune pour comprendre ces choses-là; mais j’entendais mon pauvre père dire en les regardant : — Bien sûr, les