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femmes accueillaient ces trouvailles par des cris de joie ; avec des samovars rencontrés n’importe où, elles cuisinaient de leur mieux. Parfois au milieu de tous ces samovars allumés et de tous ces gens couchés sur les marches de l’autel, le prêtre, avec l’autorisation de quelque officier étranger, célébrait l’office. Le chant liturgique et le son de la cloche consolaient un peu les infortunés. Dans ces temples dévastés, de ces cœurs attristés, quelles prières ardentes ne devaient pas s’élever vers le ciel ! Tandis que les sentinelles françaises montaient la garde aux portes de l’église, on demandait à la Protectrice la délivrance de la patrie moscovite et le triomphe définitif de l’orthodoxie.

Un fabricant de cercueils, en quittant la Polianka, avait laissé sa boutique ouverte. « Je n’emporte pas ma marchandise, disait-il, j’en fais hommage à notre mère Moscou. On en aura terriblement besoin. Prenez mes cercueils, chrétiens orthodoxes. Puissiez-vous y reposer avec la paix de Dieu ! » La prophétie ne pouvait manquer de se réaliser. Les frayeurs, le chagrin, la faim, le froid, moissonnèrent largement dans ces débris de population. À Moscou, comme dans Paris assiégé, les faibles, les petits enfans, ne purent supporter le fardeau devenu écrasant d’une telle existence. Elle est l’histoire de bien des mères, russes ou françaises, en 1812 ou en 1871, celle que nous raconte une pauvre femme de pope, Hélène Alexiévna Pokhorski. « Mon lait avait tari, et j’avais beaucoup de mal avec mon petit enfant. Il criait sans relâche, le pauvre mignon : mes bras s’étaient épuisés à le bercer. Je lui faisais cuire du kacha, ou je faisais amollir des craquelins dans l’eau bouillante ; mais il demandait toujours le sein. Toutes les journées que le bon Dieu avait faites, on se fatiguait à le promener ; on espérait reposer un peu la nuit, mais toute la nuit il criait. Son petit corps était tout enflé, et déjà je priais Dieu de le retirer à lui. Pour moi-même, ce n’était pas une joie que de vivre… Il languit encore cinq jours, et mourut. Je ne fus pas très désolée de sa mort : Dieu ait son âme ! Évidemment il n’était pas né pour le bonheur. Mon mari dit simplement : — Il a la meilleure part, il vaudrait mieux pour nous être avec lui. — Il s’en alla à la Polianka, y prit un cercueil dans le magasin abandonné, et pria le pope d’ensevelir l’enfant. Je le lavai, je lui mis une petite chemise bien propre ;… mais quand je le plaçai dans le cercueil, mon cœur se brisa et mes larmes coulèrent. »

Nos Français, devant ces misères des vaincus, pouvaient avoir la consolation de se dire qu’elles n’étaient pas leur œuvre. Notre occupation n’en pesait pas moins lourdement sur cette ville ruinée. Les habitans éprouvèrent un soulagement quand ils purent pres-