Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/347

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des Carlovingiens marquèrent pour la riche et puissante abbaye l’heure de la décadence. Dépossédée de quelques-uns de ses plus beaux domaines par Hugues Capet, pillée par les seigneurs qui se disputaient les reliques de ses patrons, brûlée à diverses reprises par les invasions étrangères, elle ne renfermait plus au moment de la révolution qu’un très petit nombre de moines, et la maison abbatiale, reconstruite dans les premières années du XVIIIe siècle, est aujourd’hui le seul témoignage visible de son passé[1].

Soumis à la servitude monastique jusqu’au règne de Louis le Gros, les habitans de Saint-Riquier furent les premiers qui donnèrent en 1126 le signal du mouvement communal dans la Basse-Picardie; mais la liberté qu’ils avaient péniblement conquise fut toujours orageuse: pendant trois siècles, ils ne cessèrent de plaider avec les moines, leurs anciens seigneurs, quelquefois même ils se portèrent contre eux aux dernières violences. En 1330, dans une fête publique, ils blessèrent grièvement un neveu de l’abbé. Celui-ci s’étant réfugié dans le cloître, ils demandèrent qu’il leur fût livré, mais les religieux fermèrent les portes, et refusèrent de le remettre entre leurs mains. On entendit alors ce cri des insurrections du moyen âge : aux cloches ! aux cloches! Au lieu de rétablir l’ordre, le mayeur se mit à la tête des émeutiers. Ceux-ci, armés de haches et d’arbalètes, donnèrent l’assaut à l’abbaye, incendièrent les portes et firent brèche dans les murs en criant : « Tuons ces ribauds de moines, brûlons leurs privilèges! » Ils pénétrèrent dans le cloître au nombre de 400 ou 500, prêts à tout tuer ; mais l’énergique intervention de quelques officiers royaux arrêta le massacre. L’abbé porta plainte au parlement, les bourgeois furent condamnés à 1,000 livres d’amende envers les religieux et 2,000 livres envers le roi, ce qui représente environ 130,000 fr. de notre monnaie.

Il est peu de villes en France, même dans la région du nord, qui aient souffert des ravages de la guerre plus cruellement que Saint-Riquier. Brûlée par les Normands au Ixe siècle, par le comte de Flandre au siècle suivant, détruite de fond en comble par Hugues de Caudavène, comte de Saint-Pol, qui égorgea en 1131 près de 3,000 habitans, cette malheureuse ville soutint une douzaine de

  1. Les bâtimens de l’abbaye sont maintenant occupés par un collège que dirigent des ecclésiastiques. Une très jolie église a été bâtie dans ces derniers temps pour desservir ce collège. On y remarque devant le maître-autel des rosaces formées des débris d’une mosaïque que Charlemagne avait fait venir de Rome vers l’an 800 pour orner l’une des églises bâties par Angilbert, et des fresques peintes avec beaucoup de talent par un prêtre d’Abbeville, M. l’abbé Dergny, à qui l’on doit la restauration des statues de Saint-Gilles; car, par une rare exception, à Abbeville comme à Amiens les restaurations ont été exclusivement faites, et très bien faites, par des artistes de la localité.