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à maturité parfaite. Les betteraves semblent empruntées à ces jardins des Mille et une Nuits où les oranges sont grosses comme des melons : elles pèsent ordinairement 8 kilogrammes; J’en ai vu deux exceptionnelles qui en pesaient 14. Les artichauts, les choux, les rhubarbes, prennent promptement des proportions colossales. Au printemps de 1872, quelques jardiniers piquèrent des laitues; on en expédiait environ trois mille pieds par jour aux halles de Paris; malgré cette consommation, l’activité de la croissance était si vive que la plupart montèrent en graines, ne purent être vendues et furent inutiles pour l’alimentation. J’ai vu là, aux premiers jours du printemps, des arbres fruitiers qui littéralement ployaient sous le poids des grappes de fleurs dont ils étaient chargés; on a semé des céréales, et, sur les cailloux où quelques pauvres orties mouraient de faim et de soif autrefois, les champs de blé ressemblent à des taillis. Au milieu de ces sables déserts et troués de quelques carrières béantes, il semble qu’un village se forme : trente-quatre maisons déjà construites serviront de centre à un groupe d’habitations. Jusqu’à présent, c’est le marchand de vin qui domine; mais dans les terres en friche c’est bien souvent le cabaret qui fait œuvre de pionnier. C’est un spectacle des plus intéressans; on surprend pour ainsi dire la vie en formation, et l’on voit ce que peut la nature quand l’homme intelligent vient à son aide. Là où s’arrête l’irrigation, là commence la stérilité. Involontairement je me rappelais les pays d’Egypte et de Nubie que la mort dessèche partout où le Nil n’a pas porté son limon bienfaisant.

A voir cette fécondité admirable, cette transformation prodigieuse, on pourrait croire que les paysans, fort entendus ordinairement à tout ce qui touche leurs intérêts, ont accepté comme un bienfait sans pareil cet engrais qu’on apporte sur leurs terres mêmes et qu’on leur donne gratuitement; on se tromperait. Ils ont dans le principe regimbé de toutes leurs forces; ils ont crié à l’injustice, à la persécution, à l’empoisonnement, à l’oppression des campagnes par l’égoïsme et la tyrannie de Paris. On les a laissés s’agiter et on les a convaincus par l’exemple, en achetant la plus mauvaise portion de terrain du pays, en l’irriguant et en cultivant sous leurs yeux des légumes comme jamais la plaine de Gennevilliers n’avait imaginé qu’il pût en exister. Quand ils reconnurent que leurs cailloux devenaient promptement des jardins potagers, ils regardèrent attentivement, se grattèrent l’oreille et se dirent qu’après tout on n’en mourrait pas pour essayer de cette méthode nouvelle. Ils demandèrent des eaux d’égout; on leur en fournit tant qu’ils en voulurent, et la richesse succéda rapidement à la stérilité. On croirait du moins qu’après une expérience personnelle si concluante ils éprouvent quelque gratitude pour ceux qui