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comme les rares personnages qui font ombre amènent le sourire! Félix Dornthal est un joueur si vulgaire, si terne, son élégance de don Juan allemand est si banale, que Fleurange n’a guère de mérite à repousser sa passion. La princesse, capricieuse sans délicatesse, égoïste sans grandeur, représente mal la femme du monde. Le comte George de Walden est un type de jeune homme sans principes, aussi passé de mode que les Renés, les Werthers et les Manfreds du romantisme.

Il ne faut pas dire que ce défaut d’intérêt tient au genre lui-même, et que des hommes d’un vrai talent, Dickens et Thackeray en Angleterre, n’ont pu toujours y échapper. Ceux-ci du moins rachètent la monotonie des caractères par une merveilleuse peinture de la vie intime et du monde extérieur. David Copperfield a tout vu dès les premiers jours de son arrivée à la pension : les noms gravés au couteau dans la vieille porte, la forme des lettres et la profondeur des entailles, les souris affamées aux yeux rouges que les écoliers en vacances ont abandonnées dans leurs petites cages, la flûte du maître d’étude, les places usées de son pantalon et de ses coudes, et ces descriptions sont exécutées avec un art infini. Mme Craven dédaigne cette étude exacte des intérieurs. N’a-t-elle pas célébré les jeunes artistes « qui cherchaient l’art dans le reflet d’un idéal céleste et non dans la servile reproduction des images de la terre? » Partout cette horreur du monde visible apparaît. Le style de Mme Craven ne laisse donc jamais se détacher sur ses teintes uniformes et grises un de ces tableaux à la Van Ostade qui explique par la minutie soignée des détails tout le charme honnête de la vie bourgeoise. Nos intelligences, habituées à des styles nourris, vigoureux, souffrent de cette langue timide qui a pour caractère principal l’horreur de la poésie, et qui par scrupule se défend l’image et la passion.

Le livre de Mme Marie Guerrier de Haupt est aussi l’histoire d’une orpheline, car décidément le thème ordinaire est une jeune fille aux prises avec les difficultés de la vie. Celle-ci a nom Marthe, et ses épreuves sont autrement amères que celles de Fleurange. Son père, ruiné, malade, aigri, meurt lentement, et torture sa fille heure par heure. Il est odieux, ce père, mais Marthe obéit aux moindres caprices, subit tous les reproches sans élever jamais la voix pour se justifier. Le père est mort; Marthe, placée comme institutrice chez une dame Soirin, échange son martyre contre un martyre plus dur. Son fiancé, Henri, son suprême espoir, meurt par imprudence. Elle est chassée ignominieusement de cette misérable place d’institutrice; on ne lui paie même pas ses gages. Elle vieillit, laide, méconnue, vivant chétivement d’un mince héritage, si humiliée et si méprisée qu’elle semble insensible. L’analyse de ce petit roman suffit à montrer combien la manière est analogue à celle de Fleurange. Ici toutefois l’art est encore plus faible. Marthe est simplement un ange en proie aux démons, et l’auteur a cru devoir nous prévenir dans une note qu’elle n’inventait aucun des supplices imaginés