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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/475

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beauté, parce qu’ils demandent à l’art autre chose que l’art. Mme Craven a de parti-pris choisi le contre-pied du réalisme. Au culte de la beauté visible, elle oppose une beauté morale toute d’abstraction. À la perfection plastique de la langue, elle oppose un style qui hait l’éclat. L’école ennemie avait vu l’empreinte des milieux sur les caractères, et s’était perdue dans la description à outrance. Mme Craven, par horreur de cet excès, méconnaît une vérité aujourd’hui scientifique; elle crée des personnages qui se suffisent si bien à eux-mêmes qu’ils finissent par ne plus vivre de notre vie. Elle compose des sermons comme ses adversaires imaginent des traités de physiologie. Des deux côtés, la pensée « de derrière la tête, » comme dit Pascal, a tout gâté. Le roman se fausse, étriqué ou perverti. Lequel vaut le mieux? Au moins les romans moraux ne corrompent personne; il est vrai d’ajouter qu’ils ne convertissent personne.

Que conclure de cette étude? L’enseignement qui en résulte est assez clair : le roman piétiste aboutit nécessairement à l’insignifiance, comme le roman réaliste à la violence ou à la médiocrité. Il suffit de les confronter un instant pour voir qu’ils s’accusent et se condamnent l’un l’autre. Chacun d’eux n’est pas seulement coupable de ses propres fautes, il doit répondre aussi des fautes qu’il provoque en sens contraire. Les réalistes ne s’aperçoivent pas qu’ils soulèvent des réactions anti-littéraires chez ceux que révoltent leurs tableaux éhontés; les piétistes ne s’aperçoivent pas que leurs fades inventions redoublent chez les esprits énergiques le désir d’étonner le lecteur par le scandale. Les uns calomnient l’art, les autres décréditent la morale. En commençant, nous disions que le roman tient de trop près aux mœurs contemporaines pour ne pas représenter assez exactement la société où il se produit. Cet antagonisme que nous marquons ici n’est-il pas en effet l’image d’un autre antagonisme qui, en politique, jette sans cesse les esprits aux opinions extrêmes? C’est là un caractère si particulier et si net de notre temps, que nous le retrouverions jusque dans la poésie, qui semble le plus libre et le plus personnel de tous les arts. Ne s’y est-il pas établi deux groupes opposés, qui soutiennent la prééminence unique, l’un de la forme, l’autre de l’idée? Partout donc et à tous les degrés, la lutte règne entre des principes exclusifs et contradictoires, qui s’exaspèrent et s’exagèrent par le combat; mais ces querelles d’école ne produisent aucune œuvre durable : la beauté veut une intention plus simple et plus sincère; l’exemple des romanciers contemporains suffit à le prouver.


PAUL BOURGET.