Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/584

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

viennent se réunir dans ma mémoire comme on bouquet funèbre composé d’immortelles, de chrysanthèmes, de branches de buis et de feuilles de houx.

Qui croirait que cette mode lugubre est contemporaine de la renaissance même, cette éclosion par excellence de toutes les forces de la vie ? Henri Heine, dont l’imagination est si sagace pour pénétrer l’esprit des époques, s’est trompé au moins une fois, et c’est lorsqu’il a parlé de cette poétique folie de la mort qui, selon lui, avait caractérisé le moyen âge catholique. Rien n’est plus faux ; cette folie de la mort est au contraire très moderne, car on n’en trouve pour ainsi dire pas de traces avant le XVe siècle. Des sculptures pareilles à celles que nous venons de décrire n’ont jamais rempli de leur épouvante les églises du moyen âge. Ces affreux emblèmes, qui composent comme les armoiries et les blasons de la mort et dont nous enlaidissons nos sépultures, les larmes, la tête de mort, les os en sautoir, ne se rencontrent jamais avant la fin du XVIe siècle sur les pierres tombales et les monumens funèbres, et ne deviennent réellement abondans qu’au XVIIe siècle. Quant aux autres allégories, telles que le temps armé de sa faux et de son sablier, ou la représentation de la mort à l’état de squelette, elles sont plus récentes encore, car c’est surtout le XVIIIe siècle qui mit en vogue ces génies funèbres. Il y a mieux, l’idée matérielle de la mort, c’est-à-dire l’anéantissement et la dissolution, ne semble jamais avoir préoccupé les imaginations du moyen âge. Dans les sculptures autres que celles des monumens funèbres, on n’aperçoit non plus rien de semblable ; ces sculptures parlent fréquemment du jugement, de la présentation de l’âme devant Dieu, de la damnation ou du salut, jamais du tombeau et de ses horreurs, en un mot elles parlent de l’immortalité et non de la mort. Ce n’est pas seulement aux arts de cette époque qu’appartient ce langage ; je viens de lire dans cette dernière année bon nombre des chroniques du moyen âge, le ne me rappelle pas y avoir trouvé une seule fois l’expression de cette épouvante de la mort. Quand elles ont à enregistrer le décès de quelque personnage, elles en parlent comme d’un simple changement de domicile, et comme nous dirions : Un tel a vécu en France cinquante années, puis a passé en Angleterre ou en Italie. Il glissa de ce monde dans l’autre est une admirable expression qui leur est familière à tous, depuis Raoul Glaber jusqu’à Orderic Vital. La paix du Christ, dont les chiffres entre-croisés marquent le front des sépultures des premiers âges chrétiens, s’est en toute réalité conservée dans les âmes jusqu’au XVe siècle. À partir de ce moment, un grand changement s’est opéré dans l’imagination des hommes, car la mort, la mort matérielle avec tout son cortège d’horreurs s’est à tel point mêlée à la religion qu’elle en est