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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/62

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traitait d’une façon princière, le plaçait à table à ses côtés, et ne l’appelait que mon sauveur. La population du Crotoy, en voyant arriver M. de Larochefoucauld, avait reconnu, malgré son déguisement, que c’était un noble qui cherchait à quitter la France, mais elle lui savait gré d’être venu chez elle comme en un lieu de sûreté, et elle l’aurait au besoin défendu par les armes, car les hommes qui affrontent la mort pour sauver les naufragés ne sont pas de ceux qui livrent les proscrits.

A deux lieues du Crotoy, au nord-est, nous rencontrons la petite ville de Rue, fondée suivant les hagiographes en l’honneur du Saint-Esprit. C’est encore une épave abandonnée par la mer, une forteresse démantelée devant laquelle les Anglais, les écorcheurs, les impériaux, les ligueurs et les Espagnols ont laissé bien des morts, une de ces vieilles communes picardes avec beffroi, cloche, échevinage et fourches patibulaires. Elle avait pour patron saint Wulphy, dont elle conservait précieusement les reliques ; mais ces reliques ayant été enlevées par des seigneurs voisins, qui en attendaient de grandes faveurs, saint Wulphy se crut obligé de dédommager les habitans, et Dieu, sur sa demande, fit pour eux un miracle. Des ouvriers de Jérusalem qui travaillaient auprès des ruines de la porte du Golgotha trouvèrent dans la terre, en 1100, un crucifix sculpté par Nicodème. Ce crucifix fut exposé dans le port de Jaffa à la merci des flots sur une barque sans rames, sans voiles, sans gouvernail et sans pilote, et le premier dimanche d’août de la même année elle vint échouer sur la plage de Rue. On s’empressa de bâtir une église pour y déposer la sainte image; les papes accordèrent des indulgences à ceux qui la visiteraient, et de tous les points de la France les pèlerins accoururent pour abréger leurs stations en purgatoire. L’église fut rebâtie en 1440 par Philippe le Bon, duc de Bourgogne et comte de Ponthieu, et sa femme, Isabeau de Portugal. Les pèlerins vinrent s’agenouiller plus nombreux encore que par le passé devant le crucifix de Nicodème; Louis XI, qui avait de bonnes raisons pour se mettre en quête d’indulgences, le visita souvent, et tout économe qu’il fût, il lui fit à chaque visite de riches présens. Le pèlerinage de Rue, qui avait fait une rude concurrence à celui de Saint-Jacques de Compostelle, resta en grande vénération jusqu’à la fin du XVIIIe siècle; mais en l’an III de la république des dragons vinrent enlever le crucifix miraculeux. Le riche trésor de la sacristie fut mis au pillage, et aujourd’hui, des largesses de Louis XI et de l’église de Philippe le Bon, il ne reste qu’une chapelle, véritable chef-d’œuvre d’architecture et d’ornementation. Le fantastique voyage de la barque sans voiles et sans rames est représenté dans le tympan, et sur la façade les statues de Philippe le