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Charlemagne des chansons de gestes ne diffère pas plus du Charlemagne historique. Le réformateur de la Russie est aussi singulièrement travesti que l’empereur « à la barbe florie ; » les aventures qu’on lui attribue sont parfois aussi extraordinaires que la guerre d’Espagne ou le voyage à Jérusalem.

Le rôle qu’ont joué les trouvères français dans cette fantastique élaboration des souvenirs carolingiens semble avoir été dévolu en Russie à des chanteurs errans qu’on appelle les kaliki pérékhojé (littéralement les impotens voyageurs), mais, s’ils sont membres de la grande famille des poètes populaires, leur place n’est pas précisément à côté des aèdes ioniens, des bardes gaulois, des scaldes norvégiens, des troubadours d’Occident ; elle serait plutôt à côté de ces mendians aveugles ou de ces benoîtes pauvresses qui ont dicté à MM. de La Villemarqué et Luzel les chants de la Bretagne. Ils paraissent du moins bien déchus aujourd’hui de ces temps de splendeur où ils chantaient à la cour des princes russes comme Phœmius dans le palais des Phéaciens. On ne voit pas bien leur part d’invention dans ce trésor des traditions populaires dont ils sont les dépositaires et les dispensateurs. Et cependant aux époques où l’imagination du peuple n’avait pas encore perdu de sa fécondité, le poète se rencontrait souvent dans le va-nu-pieds, et l’on peut appliquer à cette muse nomade la devise que l’on avait frappée à Paris, en 1717, pour notre visiteur d’alors, Pierre le Grand : vira acquirit eundo.

Impotens, mais toujours vagabonds, misérables et riches de dons poétiques, les kaliki s’en vont « sur la route, la large route, » par les hameaux et les villages, chantant ce qu’ils savent, apprenant sans cesse de nouveaux chants, et à chaque pas dépensant et accroissant leurs richesses. Dans la belle galerie qu’a formée à Moscou un simple particulier, M. Tretiakof, et qu’il a, par un patriotisme bien entendu, uniquement composée d’œuvres russes, une toile de Prianitchikof représente les kaliki pérékhojé. Ils sont là trois vieillards, appuyés sur leur bâton d’aubépine, la tête nue, le front dégarni, brûlés par l’ardent été russe, aveugles comme l’Homère de la légende, vénérables par cette barbe blanche qui fait de tout vieux paysan une manière de patriarche, le pantalon en loques, les pieds nus, poudreux, endurcis par un éternel vagabondage. Les yeux tournés vers des auditeurs qu’ils devinent sans les voir, ils chantent en chœur leurs plus beaux airs. On voit qu’ils sont las, qu’ils ont faim et soif. Ils espèrent « l’aumône qui sauve, — pour l’amour du Christ, le tsar du ciel, — pour l’amour de la sainte mère de Dieu[1]. » Ils donnent leurs chansons pour un peu de

  1. Voyez la Chanson des quarante kaliki dans le fascicule III, p. 82, du recueil Kiriéevski.