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qu’il eût des instincts de conquérant ; mais ici la conquête était indispensable à la transformation intérieure. Le guerrier, chez lui, se subordonna toujours au civilisateur.

Pour le peuple, c’était naturellement Charles XII qui était l’agresseur. Il convoitait les belles campagnes russes ! Quel est le peuple qui ne trouve son pays le plus beau de tous et le plus digne d’envie ? Pour le mougik de la Moscovie, la terre suédoise était une région déshéritée dont les habitans jetaient sur la terre russe le même regard de jalousie que le barbare germain sur les vignes dorées de la Gaule ou de l’Italie.


« Le roi de Suède cria d’une voix retentissante : — Regardez, mes enfans, du côté de la Suède ; — voyez ! de notre côté tout est noir et ténébreux ; — il fait sombre chez nous, il n’y fait pas bon pour les braves. — Regardez, mes enfans, du côté de la Russie ; — voyez comme en Russie tout est clair et lumineux, — clair et lumineux ; un bon pays pour les braves ! »


Faut-il voir dans la byline du Songe une preuve de la confiance avec laquelle la nation russe, à la suite de son tsar, s’engagea dans la guerre du nord, ou bien une prophétie faite après coup ?


« J’ai vu, mère, en songe, une montagne abrupte ; — sur la montagne abrupte, un rocher d’une blancheur éclatante ; — sur le rocher croissait un épais buisson de cytise ; — sur le buisson s’est posé un oiseau, un aigle gorge-de-pigeon ; — dans ses serres, il tenait une noire corneille. Et que dit la mère à son fils ? — Mon enfant, le vais t’expliquer le songe : — la montagne abrupte, c’est la sainte Moscou ; — le rocher blanc, c’est notre château du Kremlin ; — le buisson de cytise, c’est le palais du tsar ; — l’aigle gorge-de-pigeon, c’est notre père le tsar orthodoxe ; — la corneille noire, c’est le roi de Suède. — Et notre souverain vaincra la terre de Suède, — et le roi lui-même sera son prisonnier. »


Ce ne fut pas du premier coup de bec que l’aigle gorge-de-pigeon terrassa la noire corneille. La guerre suédoise s’ouvre par un désastre. Narva n’est pas nommé dans nos chansons. Le peuple en réalité ne s’aperçut de cette salutaire défaite que par l’activité dévorante que mit le tsar à la réparer. Pourtant le bruit vague d’un grand échec éprouvé quelque part arriva jusqu’à lui. Ce n’est plus sur les bords de la Narova, c’est sur la Moscova qu’aurait été vaincue l’armée des Russies. Peut-être aussi la chanson du XVIIIe siècle s’est-elle altérée par la suite des temps : Narva s’est peut-être confondu avec Borodino, et le souvenir de Charles XII avec celui de Napoléon.