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Mihaël un matin aperçoit sur son front un nuage qui ne veut pas se dissiper. ― J’ai trouvé quelque chose, dit-il enfin, pour te distraire. ― Et il lui montra un joli petit fusil qu’il avait fait venir de la ville. ― Tu apprendras à tirer, et tu m’accompagneras à la chasse. Veux-tu ?

Tout fut oublié aussitôt ; Olga sauta au cou de son mari, radieuse, l’embrassa sur ses rudes joues. ― Je veux apprendre tout de suite, aujourd’hui, s’écria-t-elle ; mais tu n’auras pas le temps ?

― J’ai toujours le temps lorsqu’il s’agit de ma femme, repartit Mihaël en déposant un baiser sur ses cheveux. - Olga prit une épingle pour fermer son peignoir, et descendit le perron au bras de son mari. C’était une tiède matinée de juin : l’air était parfumé par la franche et bonne odeur du foin nouveau ; la terre, qu’inondait une lumière chaude, se couvrait de petits nuages blanchâtres ; sur la grande route qui passait devant le château, une bande joyeuse de moineaux se baignait en piaillant dans la poussière. Mihaël examina le petit fusil, l’épaula, puis le remit à Olga, et lui montra comment il fallait le tenir. Elle visa d’abord une pomme qui brillait entre les feuilles, puis une hirondelle qui passa. Ensuite Mihaël chargea l’arme sous ses yeux ; elle le regardait faire pendant qu’il introduisait la cartouche, plaçait la capsule. ― Maintenant, dit-il, vise la pomme... plus haut ! Le coup partit, des feuilles s’envolèrent. ― A présent, charge toi-même ; la seconde fois cela ira mieux. Le fusil chargé, Mihaël, qui avait cherché un but, lui désigna les moineaux qui frétillaient sur la route. Elle n’eut pas d’hésitation. Les petits braillards nageaient, à ailes déployées, dans la fine poussière blanche et chaude, plongeaient et reparaissaient tout contents avec des têtes empoudrées, voletaient, se chamaillaient, se culbutaient avec un vacarme effréné. Le coup part ; un cri sort de plus de vingt petits gosiers ; lourdement l’essaim s’élève et va s’abattre sur la haie, dont il fait ployer les branches. Olga pousse une exclamation de joie, et s’élance. Cinq des pauvres diables étaient par terre, lacérés, leur sang rougissait la poussière. L’un se débattait encore, tournait en rond, puis resta étendu, expirant avec les autres. Olga les ramassa et revint en courant, joyeuse. ― Cinq, j’en ai tue cinq, les voilà ! ― cria-t-elle en montant le perron. Elle rangea les victimes sur la balustrade, comme ou range les cadavres des soldats après la bataille, avant la sépulture, et les regarda avec satisfaction. ― Cinq d’un seul coup ! répétait-elle ; j’ai eu la main heureuse. - Mihhaël rechargeait l’arme ; mais sa femme devint silencieuse ; la tête dans ses deux mains, elle contemplait ses morts ; tout à coup de grosses larmes s’échappèrent de ses yeux. ― Qu’as-tu donc ? demanda son mari, effrayé.