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langage, tout monotone qu’il soit, à cette action d’une noble et froide simplicité, de nous affranchir pour un temps du spectacle des vulgarités ambiantes. L’Allemagne n’avait pas eu, comme la France, son XVIIe siècle littéraire, Schiller ni Goethe ne pouvaient puiser dans le fonds national. D’ailleurs en pareil cas les chefs-d’œuvre étrangers sont les meilleures armes à fourbir. L’école romantique de 1830 a vaillamment, chez nous, usé de ce moyen, et lorsque les Alfred de Vigny, les Auguste Barbier, les Deschamps, traduisaient le More de Venise, Jules César, le Marchand de Venise, Roméo et Juliette ou Macbeth, c’était affaire de tendance et de mouvement.

Ces traductions-là valent d’ordinaire ce qu’elles peuvent, d’autres viennent ensuite, plus sincères, plus libres de préoccupations à côté ; peu importe, si la cause que l’on servait a prévalu. Tout poète qui traduit un autre poète y met du sien. Goethe, en se plaçant vis-à-vis de Voltaire, n’a point failli à cette loi ; lui-même le confesse, il a jugé ici et là nécessaire d’inventer tel incident « qui donne de la vie à la pièce, » tantôt de supprimer une tirade, tantôt « de raffermir et d’étendre l’original. » Une femme d’esprit, Caroline Schlegel, disait de cette traduction de Mahomet par Goethe : « C’est du Voltaire mis en musique. » Le mot ne me semble pas juste, et je ne vois guère ce qu’une traduction allemande, d’où la rime est absente, peut ajouter à l’harmonie métrique : toujours est-il que ce travail vaut la peine d’être étudiée A titre de remaniement, c’est admirable ; à chaque instant, le style et la composition vous révèlent un homme. S’il serre le texte, sa fidélité tient du scrupule ; s’il s’en écarte, c’est volontairement. Il règle à la fois et passionne le discours, creuse l’analyse, rend au sentiment sa liberté, élague en ajoutant, biffe les sentences et fait en un mot œuvre de maître en faisant œuvre d’arrangeur, ce qui généralement se rencontre peu.

Voltaire avait intitulé sa pièce Mahomet ou le Fanatisme : Goethe écrit simplement Mahomet et supprime Fanatisme, placé dès la première page pour dénoncer l’esprit de parti et d’invective ; mais une chose pour l’histoire bien autrement curieuse encore que le titre, c’est l’avant-propos. Quelle signature du temps, Voltaire dédiant cette tragédie au pape, et Benoit XIV (le bonhomme Lambertini, comme on l’appellera plus tard dans la correspondance) acceptant le cadeau, suaviter, hilariter !

Dans cette harmonieuse mélopée, Musset a puisé à pleine source. Sans Tancrède et les vers croisés de Voltaire, nous n’aurions eu peut-être ni Frank ni Rolla. Le vers de dix syllabes employé dans Nanine, dans la Prude, dans le Droit du seigneur, est une