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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/954

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hardiesses sans génie ont pu être applaudies, mais le prestige a été détruit quand elles sont tombées aux mains des Lemierre, des Belloy et de tant d’autres.

Ce que Voltaire appelle le grand pathétique de l’action, c’est le jeu de théâtre, la pantomime, la mise en scène, le tableau. Près de sa tragédie à lui, la tragédie de Racine devient tout simplement « une conversation quelquefois passionnée. » La préface des Scythes contient sur ce sujet les plus précieuses confidences. « Qui aurait osé, avant M, e Clairon, jouer dans Oreste (son Oreste, cela va sans dire) la scène de l’urne comme elle l’a jouée ? Qui aurait imaginé de peindre ainsi la nature, de tomber évanouie, tenant l’urne d’une main et laissant l’autre descendre immobile et sans vie ? Qui aurait osé comme M. Lekain sortir les bras ensanglantés du tombeau de Ninus, tandis que l’admirable actrice qui représentait Sémiramis (Mlle Dumesnil) se traînait mourante sur les marches du tombeau même ? Voilà ce que les petits-maîtres et les petites-maîtresses appelèrent d’abord des postures, et ce que les connaisseurs étonnés de la perfection inattendue de l’art ont appelé des tableaux de Michel-Ange. C’est là en effet la véritable action théâtrale, le reste était une conversation quelquefois passionnée. » Ce qui n’empêchait pas Voltaire, après avoir récité des vers de Phèdre, de s’écrier : « Je ne suis qu’un polisson en comparaison de cet homme-là » La Harpe, qui raconte la chose, continue : « J’ai observé ailleurs comment il fallait entendre ce mot, qui m’a paru si remarquable ! » Remarquable en effet, mais fort aisément explicable par la prodigieuse mobilité de cette nature inconsciente en ses variations. Amour-propre effroyablement irritable, la moindre censure, la simple contradiction même le pousse à la fureur.

Cependant il aimait les vers, ce fut la passion dominante de toute sa vie. Il eut ce dilettantisme que ni Boileau ni Racine n’ont connu, et par lequel il se rattache à notre âge ; j’allais presque dire, il nous appartient. Les hommes du XVIIe siècle, dans leur doux et régulier commerce avec les anciens, se contentaient de sentir le beau, de le goûter. Ils lisaient, relisaient surtout, et soulignaient du bout de l’ongle, ils ne se passionnaient point. S’ils raisonnaient entre eux, c’était les pieds sur les chenets, le corps dispos, l’esprit libre et bien pondéré. La vie nerveuse ne commence qu’au XVIIIe siècle, époque de la musique, c’est-à-dire de la poésie pour tous ; Shakspeare dirait : « du caviar pour le peuple. » Et quelle table de résonnance plus vibrante que Voltaire ! À ce compte, bien des péchés lui doivent être remis, car, s’il s’échauffait pour haïr, il se montait aussi terriblement la tête pour admirer. Vingt beaux vers[1] le

  1. Encore, même sur ce qu’il appelait les beaux vers, faudrait-il s’entendre : il ne goûtait pas La Fontaine, le trouvait trop naïf ! Il était plus sensible à l’élégance du style qu’au charme du vrai, du naturel, et son tempérament le portait à outrer en tout la mesure.