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Strauss[1], une organisation, formée selon les conditions d’une époque, appropriée à ses tendances, à ses besoins, qu’elle ressentira violemment et s’efforcera de satisfaire ; plus l’individu sera doué suivant le temps, plus il se pénétrera de ses besoins, plus il absorbera ses élémens d’existence et de progrès, et plus son action sera profonde et rayonnante. Ce fut à la lettre le cas de Voltaire, et ses fautes même, examinées de ce côté, changent d’aspect et nous apparaissent tantôt comme des conséquences naturelles de l’esprit de son temps et de sa corruption tantôt comme des moyens pour aider à sa transformation. Ce que voulait ce temps, ce n’était pas une lumière pure et calme, c’était l’étincelle qui met le feu, le tison embrasé. Il ne s’agissait point de tirer de la nature ou de l’esprit humain telle vérité nouvelle, il s’agissait de répandre l’ancienne, de la rendre à tous intelligible, attrayante, et de jeter bas tout ce qui s’opposait à sa diffusion : abus, préjugés, choses, vermoulues, caduques, balayures d’un passé compromis ! Et maintenant, si le premier de ces deux offices réclame une discussion élevée, sereine, au second la raillerie et le sarcasme conviendront bien autrement. » Or qui jamais comme Voltaire mania cette arme du sarcasme, qui jamais l’égala dans cet art de frapper, de tuer par le ridicule ? Prompt à jeter sur tous les points l’attaque et la passion, à varier ses coups, infatigable à se multiplier, prêt à répondre à l’appel de toutes les questions, les plus hautes comme les moindres, ne laissant rien hors de sa. portée, ne disparaissant que pour reparaître aussitôt, partout présent, et, comme ce juge des Plaideurs, montrant à la fois son visage dans le soupirail de la cave et sur le faîte de la maison.

Ainsi vu, étudié, Voltaire n’a plus besoin d’être expliqué, d’être absous. Ses défauts, ses péchés, lui deviennent pour son œuvre des agens capitaux. Comment concevoir cette animation fiévreuse, cette perpétuelle mobilité, sans une irascibilité organique, sans le diable au corps ? Comment faire. que la raillerie et le sarcasme aillent sans la colère, sans la haine, leurs inévitables corollaires et qu’avec de tels élémens le sérieux et la dignité de l’attitude se puissent concilier ? mais ces défauts, ces vices même ont eu beau servir d’agens à son œuvre, ils n’en restent pas moins à sa charge personnelle, lourde charge qui, avant d’accabler sa mémoire, l’écrasa, vivant, de son poids. L’homme n’est heureux ici-bas que dans la mesure de ce qu’il a de bon en lui, et nos torts sont toujours expiés, quelle que soit la raison d’état qu’ils empruntent ou le prétexte que nous leur donnions. Le nom de Voltaire, synonyme

  1. Voltaire, von David Friedrich Strauss, p. 233.