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approvisionnemens publics s’épuisaient, le commerce arrivait au bout de ses dernières réserves, et l’on s’ingéniait à suppléer aux objets d’alimentation régulière par toute sorte d’inventions bizarres. Dans cette ville du luxe, devenue tout à coup la ville de la misère, le pain était noir, on faisait avec des os réquisitionnés un bouillon d’une nature équivoque, il y avait place de l’Hôtel-de-Ville un « marché aux rats, » et des boucheries d’une nouvelle espèce débitaient avec l’âne, le mulet, le cheval du gouvernement, ce qu’on appelait de la « viande de fantaisie, » l’antilope, le kangurou, l’éléphant, que le jardin d’acclimatation ne pouvait plus nourrir. D’un autre côté, par un hiver glacial et implacable, on avait de la peine à se chauffer; on était réduit au bois vert ou à des débris de démolitions. Le charbon, la houille, le gaz, disparaissaient; la lumière elle-même devenait rare; on n’avait plus de quoi éclairer le soir les rues désertes et sombres. A mesure que les privations de toute sorte augmentaient, les maladies sévissaient. La mortalité, vers les derniers jours de décembre, montait à plus de 3,600 décès par semaine ; elle allait atteindre avant la fin du siège le chiffre de près de 4,700 morts.

C’était assurément un temps de souffrances pour tout le monde, et si au milieu de ces dures, de ces meurtrières épreuves d’un long siège, il y a eu des héros, ce ne sont pas ceux qui faisaient le plus de bruit, qui parlaient toujours d’aller se jeter sur les lignes prussiennes; ce ne sont pas même les plus nécessiteux, quoiqu’ils aient eu certainement leur part aggravée de misère. Pour ceux-ci, dont le chiffre ne s’élevait pas à moins de 470,000 inscrits à l’assistance publique, on avait établi des fourneaux économiques, des cantines, où ils trouvaient, les uns gratuitement, les autres pour une modique somme de 30 ou 40 centimes, une nourriture suffisante et assez saine. Les gardes nationaux avaient leur solde. Ceux qui ressentaient le plus les effets du siège étaient de cette classe nombreuse, modeste, peu bruyante, qui, sans être riche, n’était pas assez pauvre pour recourir aux distributions publiques, et qui épuisait ses dernières ressources dans ce duel intime, obscur, de toutes les heures, contre des privations croissantes. Les vrais héros du siège étaient ceux qui souffraient sans rien dire, c’étaient ces femmes qui dès le matin, quelquefois avant le jour, allaient se presser, « faire la queue » à la porte des boucheries. Qui de nous n’a été témoin de ces navrans spectacles? Dans les quartiers où le service était mal organisé, et il y en avait plus d’un dans Paris, ces malheureuses, supportant la neige ou la pluie, les pieds dans la boue, glacées, ayant sur les bras des enfans hâves, bleuis par le froid, étiolés par le dénûment, attendaient souvent trois ou quatre heures