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aussi compliquées que le parlement le plus jaloux. Lorsqu’un amin a perdu la confiance de son village, on lui donne à entendre avec toute sorte d’égards qu’il a besoin de repos et que ses intérêts réclament son temps. S’il reste sourd à ces insinuations, un marabout lui exprime d’une manière plus claire le vœu de la population.

La djémâa se réunit une fois par semaine, ordinairement le lendemain du jour où se tient le marché de la tribu. Si, dans l’intervalle des séances régulières, il y a lieu de convoquer une réunion extraordinaire, l’amin en fait donner avis la veille par le crieur public. Tous les citoyens sont tenus d’assister aux réunions de la djémâa; celui qui s’abstient sans motif valable ou sans une permission de l’amin est mis à l’amende. L’amin préside la réunion, expose le motif de la séance et invite les citoyens à émettre leur avis. Le Kabyle est naturellement orateur, et ces tribunes de village voient souvent déployer une éloquence digne des agora les plus célèbres de l’antiquité. L’usage limite fort la liberté laissée à tous de parler. Pour prendre la parole, il faut être influent, respecté, âgé. Il paraît que la convenance de ces débats parlementaires ne laisse rien à désirer. Tout excès de parole est sévèrement réprimé ou même puni de l’amende. Quand les esprits s’échauffent, les hommes influens s’entendent pour ajourner la discussion. Dans les affaires importantes, l’unanimité est nécessaire. L’opinion de la minorité, quelque faible qu’elle soit, est toujours prise en sérieuse considération. S’il n’est pas possible de se mettre d’accord, la discussion est abandonnée. Dans les cas où une prompte solution est nécessaire, on convoque les notables de la tribu. Ceux-ci, assistés d’un ou deux marabouts renommés par leur sagesse, forment une espèce de tribunal qui prononce sans appel. Parfois on s’en réfère à la djémâa d’un autre village. Souvent on convient de s’en remettre à l’arbitrage d’un homme investi de la confiance générale. Le règlement de presque toutes les affaires en Kabylie se fait ainsi par une suite de transactions où l’opinion publique et l’autorité des notables jouent le rôle principal.

Voilà une démocratie naïve sans doute, et qui n’a jamais pu procurer aux populations qui s’y sont abandonnées des jours bien glorieux; on voit déjà cependant combien elle diffère du rêve des radicaux européens. La commune kabyle, qui a priori paraît une impossibilité, existe assez fortement; mais elle existe, grâce à l’empire incontesté de la coutume, à une très puissante organisation de la famille, et à une sélection de personnes désignées par une supériorité quelconque à la considération publique. Une pareille société n’a pas dans son sein de force matérielle qui puisse lui donner une paix durable; mais elle a dans ses règles sévères, dans ses