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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 107.djvu/29

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prospère que par les qualités et les défauts mêmes de l’esprit bourgeois, je veux dire certain sens pratique qui compte avec les difficultés, le respect un peu timide des supériorités et la disposition à leur laisser les premières places, une circonspection qui répugne à trop hasarder, qui redoute les moyens extrêmes, les solutions violentes. Le gouvernement constitutionnel est incompatible avec l’esprit d’aventure, ses plus redoutables ennemis sont les casse-cous, et il lui est difficile de réussir chez un peuple où un trop grand nombre d’hommes aspirent aux premières charges de l’état, et sont prêts à tout risquer pour satisfaire leurs prétentions. Qu’on suppose un pays d’égalité absolue, où tout le monde peut prétendre à tout, et dans lequel tout le monde peut se croire capable de tout, parce que la moyenne des intelligences y est pareille à ces terres heureuses de la Vieille-Castille que l’agriculteur se contente de gratter avec une charrue légère, sans prendre seulement la peine de les fumer. Supposons encore un pays où beaucoup de paresseux ont l’orgueil de leur paresse et professent pour beaucoup de métiers une espèce de mépris traditionnel ; donnez à ces paresseux une forte dose de cette hardiesse d’imagination, propre aux peuples du midi, qui, féconde en mirages, ne demande qu’un grain de sable pour se bâtir un palais ; ajoutez-y un certain fatalisme presque oriental qui croit que toute chose arrive parce qu’elle devait arriver, que chaque homme naît avec ses chances écrites dans la paume de sa main, et que « deux instans de bonheur valent mieux qu’un siècle de mérite[1]. » Ajoutez aussi que l’industrie et le commerce, étant fort arriérés, fournissent un emploi trop restreint aux forces actives de cette nation, un écoulement insuffisant au génie d’entreprise, et qu’au contraire les fonctions publiques, accessibles à tous, sont accompagnées d’une prime assez considérable pour stimuler l’ambition, de telle sorte que tout homme qui devient ministre est presque assuré de jouir sa vie durant d’une pension de 30,000 réaux, que tout employé qui aura traversé les bureaux touchera en les quittant une fiche de consolation, et que dans un budget en déficit 50 millions de francs sont affectés au paiement d’indemnités Ou de retraites connues sous le nom de monte-pios, de cesantias ou de jubilaciones. Admettons enfin que toute révolution ou même tout changement ministériel a pour premier effet de renouveler l’administration du haut en bas, depuis le sous-secrétaire d’état jusqu’aux huissiers et aux portiers. Si telle est la situation de l’Espagne » nous étonnerons-nous que tant de gens y soient occupés à spéculer sur les crises comme ailleurs on spécule sur la hausse et sur la baisse, que

  1.  Siglos de merecimiento  Trueco á punios de ventura.
    (Alarcon, Las Paredes oyen, I, i.)