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tent. Il est entre autres un passage d’un réalisme douteux, bien que cherché, qui nous paraît caractériser le roman tout entier. Il termine un chapitre où le candidat Lorinser a essayé de convertir Christiane à ses idées tout à la fois immorales et mystiques. Il se retire, s’imaginant qu’il a fait du chemin dans le cœur de cette vir mulier, ignorant qu’elle brûle pour Edwin d’un amour inavoué, et en s’en allant il jette sur sa fenêtre encore éclairée un regard plein de vaniteuse confiance. « S’il avait pu voir ce qu’en ce moment même, dans sa chambre solitaire, faisait l’objet de ses adorations! Dès que son visiteur l’eut quittée, et comme si elle eût voulu consacrer à nouveau un sanctuaire souillé par de mauvais esprits, elle s’était hâtée de tirer de sa commode une petite photographie à cadre sculpté et l’avait posée sur la table comme sur un autel, de manière que toute la clarté de la lampe tombât en plein sur elle; puis elle avait approché une chaise et s’était assise pour contempler la photographie dans un muet recueillement; mais cette attitude courbée lui devint incommode. Elle glissa du siège sur le plancher et resta sur les genoux, le menton appuyé sur le bord de la table, les yeux attachés sur le portrait avec une tendresse passionnée. Ce portrait, qui regardait tranquillement devant lui et ne réclamait aucune espèce d’hommage, n’était autre que celui d’Edwin. » On pensera ce qu’on voudra de ce singulier tableau. Quant à nous, si, tout en lisant le livre, il nous semblait voir dans la folle et malheureuse Toinette, à l’esprit si éveillé, à la beauté si séduisante, à la conduite si incohérente, à la fin si triste, la personnification dangereuse, mais brillante, du livre qui racontait son histoire, après réflexion nous avons changé d’avis. Il y a du faux et de la grimace dans tout ce monde berlinois. C’est désormais cette laide et sombre personne dont la tête apparaît émergeant de l’ombre, posée en pleine lumière sur le bord de sa table, qui devient pour nous le résumé symbolique de l’ouvrage tout entier. Il n’y a qu’un titre qui lui convienne, les Enfans du monde ne sont pas ce qu’on nous les décrit, et il fallait intituler ce livre le Roman de la femme laide.


ALBERT REVILLE.