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du Martroi, comme vous mesureriez en une telle matière, qui est la narration et la description, la distance d’un artiste à un fabricant de cretonnes ! Plus le malheureux tâcherait de mettre de soin dans sa diction et d’ajouter de parure aux événemens dont il aurait été le témoin, plus vous seriez excédé et massacré.

Il suit de là que la prééminence donnée dans l’école au discours sur tous les autres exercices de style est un fait qui découle de la nature des choses et nullement d’une convention arbitraire. On faisait déjà des amplifications oratoires dans les écoles de Rome; on en fait dans les écoles de second ordre des États-Unis, où l’étude du latin et du grec n’a point pénétré; les derniers travaux de l’égyptologie ont établi que c’était l’exercice favori des étudians dans Thèbes aux cent portes, au temps de la dix-huitième dynastie. Il n’est donc pas besoin de recourir, comme on l’a fait, à la tradition des jésuites et aux préceptes de Quintilien pour s’expliquer que l’Université ait conservé à cet exercice une place prépondérante; l’action secrète des lois de l’entendement et les besoins intimes de la pédagogie ont produit ce phénomène, sans Quintilien ni les jésuites. Quand un genre littéraire est à la fois simple et compréhensif entre tous, quand il est la forme la plus générale, la plus élémentaire, la plus usuelle de l’esprit humain, et qu’il n’y a pas cependant de hauteurs où il ne puisse prétendre, quand il est à la portée des intelligences les plus ordinaires et qu’il n’est pas indigne des mieux douées, qu’inventerez-vous qui convienne mieux à l’éducation de la jeunesse? Les autres genres littéraires exigent de celui qui s’y applique une grande masse déjà acquise et thésaurisée de réflexions, d’images, de sensations personnelles et d’événemens. Il suffit au discours de la conception vive des quatre ou cinq idées éternelles qui dominent l’humanité et des sentimens les plus universels qui font agir les hommes. Il serait rigoureusement exact de dire que la matière de la description et de la narration, pour ne citer que ces deux genres, c’est la vie humaine et les faits concrets, dont elle est remplie, et que la matière du discours, c’est l’âme. L’âme s’éveille dans l’enfant; elle bouillonne et déborde dans le jeune homme; ni l’un ni l’autre n’ont vécu.

Les deux traits fondamentaux qui caractérisent la première jeunesse, pour laquelle l’avenir est sans limites, le passé court et presque nul, sont l’inexpérience de la vie et l’impatience de vivre. Temps heureux qui ne s’entretient que d’espérance et de rêves, mais où le rêve est d’une illumination si intense, où l’espérance a quelque chose en soi de si plein et de si vivant que, ne fût-elle jamais suivie d’aucune réalité, c’est assez pour embellir encore des âges plus tristes du souvenir de cela seulement qu’on a espéré! Le