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tromper. Ils lui refusent un cœur, comme les théologiens lui refusaient une âme; mais au milieu de leurs exagérations satiriques ils gardent toujours un sentiment très vif de la vie humaine. C’est là ce qui en a fait la popularité, car les bonnes gens du moyen âge retrouvaient dans leurs vers le miroir du monde, speculum mundi, le portrait de leurs voisins ou de leurs amis, leur propre portrait et trop souvent aussi celui de leurs femmes. Les prêtres, les moines, les nonnains et les saints ne sont pas mieux traités. Ainsi dans le Testament de l’âne, nous voyons un curé inhumer en terre sainte un vieux maître aliboron qui l’avait servi vingt ans, L’évêque s’indigne d’une pareille profanation. Il fait venir le curé, lui donne une verte semonce, et le menace de lui retirer son bénéfice. Celui-ci, pour toute réponse, se borne à dire : — Seigneur évêque, vous seriez plus indulgent, si vous aviez connu comme moi la grande sagesse et prud’homie de mon âne. Il savait tout et songeait à tout : la preuve, c’est qu’il n’est point mort intestat, et qu’il vous a légué vingt livres parisis que je vous apporte. — Vraiment! dit l’évêque: eh bien! s’il en est ainsi, que Dieu lui pardonne ses péchés, et qu’il repose en paix.

Dans le fabliau du Jongleur et de saint Pierre, le diable, en partant pour faire une tournée sur la terre, confie la garde de l’enfer à un jongleur qui s’était ruiné par le jeu. Saint Pierre, informé du fait, prend des dés tout neufs et va trouver le nouveau concierge des damnés. Il lui propose de jouer des âmes; l’offre est acceptée, le brelan s’engage. Saint Pierre gagne un damné, puis deux, puis cent, et, la chance lui tournant toujours, il finit par en gagner la moitié. Le jongleur fait son va-tout, il perd encore, et saint Pierre emmène tout le personnel de l’enfer dans le séjour des élus. Nous retrouvons encore saint Pierre dans le Vilain qui conquist le paradis en plaidant. Au moment où l’âme de ce vilain quittait sa prison charnelle, il ne se présenta personne pour lui enseigner sa route et le conduire soit en enfer, soit dans le ciel, car il n’y a ni anges ni diables qui se dérangent pour ces sortes de gens. Ne sachant quelle route prendre, elle regarda de tous côtés et vit à sa droite saint Michel tout joyeux qui emportait une autre âme. Elle le suivit, et entra derrière lui en paradis. Saint Pierre, qui gardait la porte, lui demanda par qui elle était conduite. — Nul, dit-il, ne peut entrer tout seul chez nous, et d’ailleurs nous n’avons pas de place pour les vilains. — Beau sire Pierre, répondit l’âme, plus vilain que vous ne peut être ici, et certes Dieu avait perdu la tête quand il vous choisit pour un de ses apôtres. Vous avez renié trois fois Notre-Seigneur. Allez avec les traîtres, vous n’êtes pas digne du paradis. Quant à moi, je suis un brave homme, et j’ai le droit d’y rester. — Saint Pierre, tout