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au tranchant, le tranchant avant de les passer au servant, qui les goûtait encore une fois sous l’œil du prince avant de les lui présenter.

Ces terreurs si naïvement manifestées par les empereurs moscovites jettent une fâcheuse lumière sur le caractère de leurs courtisans. Quand nous voyons Ivan le Terrible s’écrier tout à coup qu’on a empoisonné sa tsarine et faire autour de lui une boucherie de boïars, il ne faut pas se hâter de l’accuser de mensonge et de cruauté gratuite. Pour plusieurs de ses épouses mortes subitement, il fit faire des enquêtes dont les dossiers, malheureusement peut-être pour sa mémoire, se sont perdus. Dans son discours à l’assemblée des évêques, il dénonce l’empoisonnement de ses deux premières femmes, et en ce qui concerne la troisième il s’exprime ainsi : « La haine de mes ennemis a excité plusieurs de mes proches (sans doute les proches du vrémia précédent) à entreprendre sur la vie de la tsarine Marfa lorsqu’elle était encore vierge, et qu’elle n’était tsarine que de nom. On lui a donné du poison. Alors le tsar orthodoxe, mettant sa confiance en Dieu, qui seul peut guérir, a pris avec lui Marfa, mais leur union n’a duré que deux semaines. »

Il est d’autres faits analogues sur lesquels les enquêtes du temps nous ont ménagé les détails les plus circonstanciés. Michel Romanof, alors âgé de vingt ans, venait de monter sur le trône de Moscou. En l’absence de son père, le patriarche Philarète, ses cousins les Soltikof étaient les hommes du moment. Il choisit pour fiancée, dans les formes accoutumées, Marie Khlopof, qui fut installée au Terem sous le nom de Nastasia. Les Soltikof, maîtres de la place, ne virent pas d’un bon œil les Khlopof sur le point de leur succéder. La lutte était imminente entre les deux familles. Un jour, une discussion eut lieu entre un des anciens proches et un des nouveaux sur le motif le plus futile. L’un soutenait qu’on pouvait fabriquer une certaine espèce de sabre dans les manufactures du tsar, l’autre prétendait le contraire : de là échange de gros mots et rupture ouverte. Quinze jours après, la fiancée tomba malade. Ses parens ne voyaient là qu’une simple indigestion ; au contraire les Soltikof déclarèrent la maladie incurable. Ils consultèrent les médecins, qui prescrivirent un traitement ; mais les Khlopof n’étaient pas si sots que de faire prendre des médicamens à leur fille. D’abord les docteurs de la cour, envoyés par leurs rivaux, leur étaient suspects, et puis, en vrais Russes du vieux temps, ils considéraient les médecins, cette récente importation de l’Occident hérétique, comme une variété des sorciers. Dans les idées de cette époque, la maladie était une épreuve envoyée de Dieu : Dieu seul pouvait guérir. Accepter une ordonnance et des remèdes ou demander des herbes à une vieille, c’étaient deux choses également condamnables. Ils firent boire à leur