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Les Prussiens ne devaient entrer qu’au nombre de 30,000 hommes, ils ne devaient occuper réellement que les Champs-Elysées, l’espace entre la rive droite de la Seine et la rue du Faubourg-Saint-Honoré, sans dépasser la place de la Concorde. Que les Allemands aient cédé à la tentation de se montrer dans Paris, ce n’est peut-être pas si extraordinaire, et M. Jules Favre aurait été sans doute assez embarrassé de répondre lorsque M. de Bismarck lui disait : « Supposez vos soldats arrivés aux portes de Berlin ; rien ne les aurait empêchés d’y faire une entrée triomphale… » Puisque les Prussiens avaient tant fait cependant, puisqu’ils avaient consenti par le premier armistice à ne point franchir les portes de Paris, que gagnaient-ils à rétracter cette concession faite à l’honneur de la défense ? C’était après tout une entrée restreinte, équivoque, peu flatteuse pour leur orgueil, qu’ils acceptaient, et c’est pour cela, pour ce médiocre triomphe, qu’ils s’exposaient à provoquer les ressentimens d’une ville bouillonnante d’émotions, qu’ils couraient la chance d’un combat, qui, selon le mot de M. Thiers, « serait un malheur pour nous et pour eux une honte éternelle, » si Paris venait à être dévasté. Avec un peu plus d’élévation d’esprit et de prévoyance, ils n’auraient pas insisté ; dès qu’ils insistaient, quel moyen avait-on de leur disputer sérieusement le prix de leur victoire ? Le général Trochu, désormais hors du pouvoir, se croyait obligé de reprendre la parole, et d’écrire une lettre pour dire que les Prussiens n’avaient pas le droit d’entrer dans Paris, qu’ils devaient les honneurs de la guerre à la ville dont ils n’avaient pas forcé les défenses, que, s’ils persistaient, il fallait leur abandonner le gouvernement de la cité, et les laisser ouvrir les portes par le canon sans répondre. Cette lettre fort inattendue était certainement aussi imprudente qu’inopportune, d’abord parce que le général Trochu lui-même n’avait pas cru devoir employer cet expédient d’abandonner le gouvernement de la cité à l’ennemi, puis parce que ce n’était pas le moment d’exciter une population déjà trop enflammée.

A peine le bruit de l’entrée prochaine des Prussiens se répandait-il en effet dans Paris, qu’une animation extraordinaire éclatait de tous côtés. La population était violemment émue ; les bataillons de garde nationale se rassemblaient, décidés, disaient-ils, à empêcher l’ennemi de pénétrer dans la ville. Les troupes désarmées se mêlaient au peuple et fraternisaient avec lui ; les marins eux-mêmes subissaient la contagion. Au premier moment, on avait cru que l’entrée était pour le 26 au soir ou pour le 27 février, et si elle se fût effectuée alors, un conflit eût été difficile à éviter. Des masses de gardes nationaux se portaient pendant la nuit vers les Champs-Elysées. Ce ne fut heureusement qu’une alerte, on avait encore deux jours ; mais