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restaient en quelque sorte parquées dans un quartier isolé, quoique somptueux, n’ayant sous les yeux d’autre spectacle que des signes de deuil, voyant se dresser de tous côtés devant elles des barricades qui les séparaient de la ville. Après quarante-huit heures d’une occupation si peu brillante, elles se retiraient, et pour unique vengeance on aurait pu murmurer sur leur passage ce récit triomphal que M. de Bismarck, prenant le passé pour modèle, faisait publier dans son Moniteur de Versailles, qui ressemblait en ce moment à une représaille ménagée d’avance par M. Thiers à l’orgueil offensé de Paris : « le 28 octobre 1806, Napoléon fit son entrée à Berlin en triomphateur… La garde impériale richement vêtue était ce jour-là plus imposante que jamais. En avant, les grenadiers et les chasseurs à cheval ; au milieu, les maréchaux Berthier, Duroc, Davout, Augereau, et au sein de ce groupe, isolé par le respect, Napoléon dans le simple costume qu’il portait aux Tuileries et sur les champs de bataille, Napoléon objet des regards d’une foule immense, silencieuse, saisie à la fois de tristesse et d’admiration. Tel fut le spectacle offert dans la longue et vaste rue de Berlin qui conduit de la porte de Charlottenbourg au palais des rois de Prusse… » Ce n’était pas là pour sûr le spectacle qu’offraient les Champs-Elysées et la rue de Rivoli le 1er et le 2 mars 1871 !

En toute vérité, le roi Guillaume, le nouvel empereur d’Allemagne, et son tout-puissant conseiller, M. de Bismarck, s’étaient trompés. Comme récompense militaire de l’armée allemande, ce n’était pas assez, ce n’était même pas digne des actions de guerre de ces soldats, de leurs victoires sur une des premières armées du monde, si obstinément trahie par la fortune. Pour la prudence et la politique, c’était beaucoup trop. Par cette entrée obscure, M. de Bismarck avait ajouté peu de gloire aux succès de l’Allemagne, mais il avait fait plus de mal qu’il ne le croyait lui-même. Il avait achevé la démoralisation de Paris, donné des forces nouvelles aux passions les plus redoutables, offert à la sédition toujours menaçante une occasion de s’emparer de toute cette artillerie, arme de guerre civile après la guerre étrangère. Il s’était préparé sans le savoir des complices ou des vengeurs qui ne craignaient pas d’ajouter aux humiliations publiques, et ce que l’ennemi n’avait pu faire, des malfaiteurs d’une vulgarité sinistre, infidèles à leur patrie, allaient le tenter ; ils allaient, eux, occuper Paris en barbares, essayer de l’avilir par leurs excès et obscurcir momentanément l’honneur d’un siège qui par lui-même, dans son ensemble, restera malgré tout un des événemens les plus extraordinaires de l’histoire.


CHARLES DE MAZADE.