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moment que chacun sait. Comment ne pas reconnaître là une de ces différences radicales qui interdisent toute identification des faits? Il faut bien ajouter que, même à ce moment où la nature parle avec une force irrésistible, la beauté est maintes fois dédaignée, s’il faut l’attendre ou la chercher, et la laideur vivement accueillie, si elle est là toute prête. Un cas plus grave encore, c’est celui où le mâle, après l’hyménée, est impitoyablement sacrifié. Admiration bien courte et plus que douteuse qui ne tend qu’à l’appariage et n’y survit pas, admiration dépourvue de ce caractère de généralité qui est le signe intellectuel de l’admiration !

Allez plus loin : achevez l’expérience. Placez l’animal devant une œuvre d’art qui représente avec l’exactitude d’un trompe-l’œil son mâle ou sa femelle. Il y avait déjà de ces œuvres vivantes d’aspect dans l’atelier des peintres antiques; il y en a davantage dans les musées et les salons modernes d’exposition. On raconte que les cavales hennissaient en passant devant les chevaux peints par Apelle. Un chien s’arrêterait peut-être devant les chasses d’Oudry, si l’on plaçait les cadres à terre à la portée de son regard. Il s’approcherait, examinerait, interrogerait un instant la toile de son flair infaillible, et ce serait tout. Pourtant qu’y a-t-il dans le tableau? Précisément l’élément digne d’admiration, à savoir l’expression de la vie au moyen de ses couleurs les plus attrayantes et de ses formes les plus parfaites et les plus générales. Qu’importe au quadrupède spectateur de cette merveille? Ce n’est pas l’expression de la vie en général qu’il lui faut, c’est la vie elle-même, la vie particulière, disons plus, la vie individuelle, celle qui parle à ses sens et à son organe olfactif bien plus qu’à ses yeux et à ses oreilles. Il n’a que faire du général, de l’idéal, de l’admirable. Il n’y comprend rien.

Il est nécessaire, puisque M. Darwin nous y oblige, de montrer une fois de plus ce que c’est que l’admiration, en quoi ce sentiment de l’âme humaine diffère radicalement des impressions confuses et spéciales de l’animalité. A mesure que l’homme s’instruit et se civilise, il devient de plus en plus capable d’admirer la beauté partout où elle se rencontre. Il la reconnaît à des signes qui ne trompent pas et la goûte dans tous les règnes de la nature. Il la salue, il la célèbre dans son semblable, quels que soient le sexe, l’âge, le pays, l’époque, le moment. N’est-ce pas ce que font aujourd’hui les amateurs exercés, les historiens de l’art, les esthéticiens? Le sentiment que l’homme éprouve en présence de la beauté peut s’associer aux ardeurs de la jeunesse et aux troubles de la passion, mais il demeure distinct de ces ardeurs et de ces troubles. Les chefs-d’œuvre de l’art ont de fraternelles ressemblances malgré leurs différences originelles. Les artistes vraiment dignes