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Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 107.djvu/661

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à son principe, il n’a voulu diminuer en rien l’horreur que Judas inspire, et qu’il lui a laissé toute la responsabilité d’une action prédite cependant depuis des siècles, car il est dit au verset 9 du psaume XLI : « Même celui qui avait la paix avec moi, sur lequel je m’appuyais, qui mangeait mon pain avec moi, a levé le pied contre moi. » Aussi l’artiste, obéissant à la légende sans merci, a donné au vendeur de son Dieu des traits où sont rassemblés à plaisir tous les stigmates de l’ignominie humaine : le Judas devant le sanhédrin (saint Marc, XIV) est une figure où l’animalité domine dans ce qu’elle a de plus honteux ; l’envie, la bassesse et la luxure en font une image repoussante ; on croirait voir un de ces visages du bouc diabolique où le moyen âge excellait.

C’est le moyen âge en effet qui créa, non pas Satan, mais le diable, être à la fois épouvantable et grotesque dont les origines se retrouvent dans les satyres et les égipans de l’antiquité païenne. Le malin, le tentateur, fut pendant les premiers siècles l’archange déchu, le porte-lumière, le rival même de Dieu, dont il partageait la puissance. Il était beau, car il sortait de souche divine. M. Bida ne pouvait s’y méprendre ; il a interprété la tentation d’après le texte de saint Matthieu (IV), et cette fois encore il est d’une orthodoxie irréprochable. Satan promet à Jésus a tous les royaumes de ce monde et leur gloire, » si, se prosternant, il l’adore. En effet, selon les idées qui pénétrèrent plus d’une secte chrétienne et qui étaient un souvenir du dualisme iranien, Dieu eut deux fils : l’aîné, Satanaël, et le second, Jésus. Le premier se révolta, fit un monde visible à l’image du monde céleste qu’il avait habité ; c’est par lui que les plantes fleurissent, que les arbres portent des fruits, que les fleuves coulent, que le soleil réchauffe la terre ; il est roi, — il est Dieu, — du monde matériel. Jésus, en se substituant à lui par la volonté de son père, n’a été qu’un usurpateur. Satanaël était révéré, adoré, comme souverain légitime ; ses disciples l’appelaient : celui pour qui l’on fut injuste, celui à qui l’on a fait tort. De cette conception singulière, on pourrait retrouver trace aujourd’hui chez une des nombreuses sectes qui, dans les montagnes du Liban, dissimulent encore ces croyances étranges sous les dehors d’un culte accepté ; elle eut jadis sur l’humanité une influence redoutable, car elle fut plus qu’une petite église, elle fut une hérésie terrible dressée contre le catholicisme, et ne disparut que dans le massacre des bogomiles, dans les flots de sang où furent noyés les albigeois et sur le bûcher des templiers. Aussi M. Bida, ne confondant pas Satan avec les esprits impurs qu’on poussait d’un geste dans le corps des pourceaux, et sachant qu’aux heures premières Lucifer était la divinité du monde inférieur, lui a donné une sorte de splendeur fatale où l’orgueil domine et que ne déforme aucune réminiscence animale.