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public. Cette fois je l’interprétai dans un esprit tout différent. Les paroles : — qu’il est laid ! — me bourdonnaient aux oreilles jusqu’à m’étourdir.

On me fit une bruyante bienvenue, car la pièce était en vogue autant que moi-même. La présomption, l’extravagance amoureuse d’un être sans jeunesse et dénué de grâce, ont toujours été un thème favori de dérision pour le public. Tant d’aveuglement est ridicule sans doute, et pourtant sont-ce les plus jeunes et les plus beaux qui sentent le plus vivement ? Je compris soudain la situation d’une manière nouvelle. Je ne sais ce qui me possédait. Ce rôle était franchement comique, je le répète, et j’avais toujours été un acteur comique ; n’importe, je changeai, et le rôle avec moi. Une impulsion plus forte que ma volonté me fit transformer ce personnage grotesque en un personnage infiniment plus grand, plus noble, plus triste que le pauvre sot qu’il m’avait plu jusque-là de livrer à l’hilarité du public. Je ne vous expliquerai pas comment cela se fit, je n’altérai en rien l’action, je ne remplaçai pas un seul mot par un autre, et pourtant le rôle cessa d’être absurde et méprisable ; il devint touchant, digne, presque héroïque. Cet infortuné, disgracié par la nature, n’avait-il pas un cœur susceptible d’amour infini et d’infini désespoir, un cœur plus sincère, plus fidèle et plus désolé qu’aucun de ceux qui battaient autour de lui tout bouillans de jeunesse ? et le monde faisait de lui un jouet, et il était bafoué par la créature même pour qui volontiers il eût souffert mille morts. Y avait-il vraiment de quoi rire ?

Ce fut ainsi que je compris et que je jouai. La pièce terminée, je regardai les spectateurs pour la première fois de la soirée ; j’observai que tous étaient silencieux et haletans, je m’aperçus avec surprise que moi, le bouffon à leurs gages, je les avais fait non pas rire, mais pleurer. Ils ne se rendaient point compte de ce qu’ils éprouvaient ; seulement le lien étrange qui unit l’acteur au public était cause que la douleur vague et profonde qui m’étouffait était passée en eux.

— Qu’est-ce qui t’a pris, Piccinino ? demandèrent mes camarades, se pressant autour de moi.

Je recommençai de rire ; ma gorge était serrée, mes yeux humides : — C’est la faute de cette branche de lilas.

Ils durent me croire fou décidément. Je le croyais moi-même.

Le directeur vint à moi, me toisa d’un air curieux, puis, frappant sur mon épaule, laissa échapper un juron d’ébahissement : — Tu deviendrais tragédien que je n’en serais pas surpris ; mais une autre fois ne fais pas pleurer toute la salle quand nous annonçons une bouffonnerie. Notre métier est de faire rire ; n’oublie plus cela. —